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« Saint Martin, le manteau partagé » au 5ème Festival des Heures – Plénitude et ferveur

Sylvain Dieudonné

En ouverture de la cinquième édition du Festival des Heures au Collège des Bernardins (cinq concerts répartis sur la journée du samedi 19 novembre), Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris proposait l'avant-veille, sous la direction sobre mais intensément habitée de Sylvain Dieudonné (photo), un concert-prélude en la cathédrale célébrant le 1700ème anniversaire de la naissance de saint Martin de Tours, né en 316 à Savaria (Szombathely), en Pannonie (province romaine correspondant à l'actuelle Hongrie), mort en 397 à Candes-Saint-Martin, au confluent de la Vienne et de la Loire. Le saint est également appelé Martin le Miséricordieux : ce concert s'inscrivait dans les festivités de clôture de l'Année de la miséricorde voulue par le pape François.
 
En regard de l'apparat vocal des concerts de la Maîtrise en plus ou moins grande formation, réputés d'un accès plus aisé, on ne peut que chaque fois s'émerveiller, le non-connaisseur plus encore, d'entendre les musiciens de l'Ensemble vocal Notre-Dame de Paris parvenir à une telle plénitude musicale et sonore avec un effectif aussi minimaliste. D'autant qu'à la différence du concert d'ouverture de la saison 2016-2017 : Chroniques et musiques au temps de saint Louis (1), les chanteurs n'avaient ici d'autre soutien instrumental que ces singulières « cloches à main », subtiles, modulables et puissamment contemporaines, introduisant et/ou ponctuant maintes pièces.
 
Le programme, en un mouvement de flux et de reflux entre haute époque et Moyen-Âge finissant, afin de varier aussi l'enchaînement des formes et des styles, était à l'image de la diversité géographique du culte du saint, extrêmement populaire à travers toute l'Europe – on sait qu'en Allemagne, le 11 novembre, jour de la mise au tombeau de Martin, est particulièrement fêté. Les œuvres allaient du IXe au XVe siècles, avec une prédominance toute naturelle de l'École de Notre-Dame (XIIIe) – vive émotion que d'entendre cette musique sous les voûtes mêmes qui furent témoins de l'émergence du style nouveau. Ce programme aurait d'ailleurs été tout aussi parfaitement en situation dans la longue triple nef des Bernardins, cadre du Festival des Heures, d'un gothique très pur contemporain de l'École de Notre-Dame. Entre récit de la vie du saint et laudation par son intermédiaire, les œuvres alternaient des genres devenus familiers au fil des concerts du Département de musique médiévale de la cathédrale, dont Sylvain Dieudonné a la charge.
 
Ainsi les conduits à deux voix (soprano et alto masculin), à l'exemple de l'In ripa Ligeris (« Sur la rive de la Loire ») initial, extrait du Manuscrit parisien de l'École de Notre-Dame conservé à Florence ; ou encore les répons pour voix d'hommes à l'unisson (certains ponctués de solos), tel le Turonici itaque (« Ainsi donc les Tourangeaux ») du Manuscrit d'Utrecht. Soprano et alto masculin alternèrent de nouveau leurs vocalises, cette fois sur « bourdons », dans les Alleluias et le Beatus vir de l'abbaye de Saint-Gall (IXe), suivis d'une longue sequela de même provenance retraçant le parcours de Martin : Sacerdotem Christi Martinum (Xe). D'autres hauts lieux de la conservation de manuscrits anciens furent à l'honneur : la Bibliothèque de Tours, comme il se doit : répons à quatre voix d'hommes à l'unisson et solo issu du Bréviaire de l'église Saint-Martin de Tours ; celle du Corpus Christi College de Cambridge (Tropaires de Winchester, début XIe) : Alleluia à deux voix, mais aussi vaste séquence Promere corda en forme de dialogue des voix isolées ou diversement regroupées, avec récit et mélismes alternés ; Houghton Library (Harvard University, Massachusetts) : ingressa intitulée Vicarius Apostolis Martinus (antiphonaire de rite ambrosien, vers 1150) dans laquelle est évoqué le geste universellement retenu par la postérité – « divisa cum Christo veste » (« partageant son vêtement avec le Christ »).
 
Le choc alors ressenti par la vigoureuse irruption de la polyphonie, ici l'ample motet Dixerunt discipuli de Franciscus IJsenbaert (actif entre 1529-1539), issu du Leidse koorboeken (Leiden Choirbooks) – quatre parties, dont soprano et alto, d'une luxuriante densité. Et de rebasculer plusieurs siècles en arrière : introït tropé Martinus meritis (Tropaire de Nevers, conservé à la Bibliothèque Nationale de France, XIIe) – restituant un généreux dialogue entre baryton solo, au chant mélismatique depuis la croisée, et schola de voix d'hommes (quelques solos) chantant tout d'abord dans le transept sud puis se déplaçant avant de remonter la nef centrale, la mobilité des musiciens contribuant indéniablement à la vivification acoustique d'un tel programme tout en stimulant, par un effet de surprise et de lointain mouvant, l'attention de l'auditeur.
 
Une autre page polyphonique d'envergure vint ponctuer la soirée : splendide Kyrie eleison à six voix d'Eloy d'Amerval (originaire du Nord de la France, actif entre 1455 et 1508), suivi notamment d'une longue prose – Gaude Syon que diem recolis (quatre voix d'hommes avec alternance schola/solos) – en forme d'apothéose de Martin, du XIIIe siècle et provenant (BNF) de la célèbre abbaye Saint-Victor de Paris, qui s'élevait non loin de là, à l'emplacement du campus Jussieu. Le programme se referma sur les temps forts d'un office à la gloire de saint Martin, avec les mêmes contrastes soudains quant à la forme et au déploiement vocal requis : offertoire Martinus igitur du Graduel de Bergame (fin XIIe), à cinq voix d'hommes (vibrantes vocalises sur certaines syllabes) ; nouvelle polyphonie à six voix d'Eloy d'Amerval pour l'Agnus Dei ; Beatus servus à cinq voix (sans dessus) extrait du Missel de Notre-Dame de Paris (BNF, XIIIe) en guise de communion ; cependant que l'œuvre ultime mêlait plain-chant du Bréviaire parisien (BNF, XIIIe) et hymne Iste confessor (Bologne, Liceo Musicale) de Guillaume Dufay (1400-1474), page s'ouvrant à deux puis s'élargissant à trois, cinq et finalement six voix, sobriété et élévation rivalisant de ferveur. Impossible de dire par les mots la sensation dynamique de précieuse et joyeuse apesanteur dans laquelle la musique plonge l'auditeur, conquis par l'étonnante diversité, la richesse et la subtilité de ce répertoire – ne serait-ce qu'à travers l'évolution de la prononciation, au fil des siècles et des œuvres, d'un latin médiéval « européen » en direction de ce que sera le latin gallican, où insensiblement les u initialement prononcés ou finiront par sonner d'une manière distinctement française.
 
 
Michel Roubinet

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 (1http://www.concertclassic.com/article/ouverture-de-la-saison-musique-sacree-notre-dame-de-paris-chroniques-et-musiques-au-temps-de
 
Paris, cathédrale Notre-Dame, 17 novembre 2016
 
 
Sites Internet :
 
Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris – concert du 17 novembre 2016
www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/jeudi-17-novembre-2016--20h30
 
Festival des Heures au Collège des Bernardins – concert d'ouverture
www.collegedesbernardins.fr/content/concert-douverture-du-festival-des-heures

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