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Saburo Teshigawara / Rihoko Sato à la Philharmonie de Paris – La Leçon d’un maître – Compte-rendu

 
Il est star d’un monde à part, celui qui fait de la danse une recherche intellectuelle : septuagénaire, au-delà de l’austère, il ondoie ou se casse, agité d’un mouvement perpétuel. Rien d’hypnotique dans la trajectoire scénique de Saburo Teshigawara, rien de la transe, ou des codes des derviches tournoyant inlassablement pour entrer en phase avec la course céleste. Rien d’extatique donc, mais un intense contrôle, pour mieux rester aux aguets, et se laisser traverser par les courants sonores. 
 

© Laurent Philippe

Le revoilà donc, vêtu de noir, sur un fond noir, avec sa partenaire habituelle Rihoko Sato et la violoniste Sayaka Shoji pour un festin sobre, sans titre, sinon leur seule présence habitée par la musique : lumière sombre, qui fonce encore par moments, pour mieux river le clou. Aucun détail pour axer le regard sur autre chose que ces silhouettes dont les mains vibrent comme des ailes , tandis que les bras  se tordent en tous sens, et que le corps se ploie ou se cambre. Parfois isolés, parfois ensemble, mais jamais en duo. Car les deux danseurs  ne se voient ni ne se touchent, ils communiquent, se complètent par le biais de la musique qui les parcourt, et semblent agités comme les branches d’un même arbre. La sobriété va ici au-delà de l’épure , et distille une sorte de haïku gestuel.
 

Sayaka Shoji © Laura Stevens

Immatériels, aériens, ils ne sautent pourtant pas, tandis que Bartók et Bach se déroulent. Etrange impressions successives qui font que l’on est d’abord impressionnés, admiratifs, puis que l’ennui s’installe devant cette inlassable répétition dont on ne saisit pas toutes les nuances. Mais se lasse-t-on du bruissement des feuilles agitées par le souffle du vent ? Ils sont ainsi, et l’essence de la musique les meut. Après ces phases contrastées, on entre dans leur jeu, on s’interroge, et peu à peu on se laisse envahir, car leur danse, sans vouloir établir de rapports humains ou démontrer quoi que ce soit, distille juste une perception de l’être, et un désir de l’élargir, de le sortir de ses frontières. Tout en repérant, croit-on, tant le mixage est profond, quelque héritage de gestes antiques du théâtre traditionnel japonais ou quelques battements de bras comme une Carlson sut les pratiquer, et  même si leur univers est aux antipodes, il est difficile de ne pas penser à Isadora Duncan, qui disait danser sous le vent. 
 

© Laurent Philippe
 
Dans la Sonate pour violon seul de Bartók, c’est l’art des contraires qu’ils interrogent et qui les lance dans de perpétuels entrelacs, gestes déroulés en une série ininterrompue, comme s’ils refaisaient la gamme des mouvements. Eberlués, on a parfois l’impression de rester à la porte de tant de questionnements. Avec la 2ePartita pour violon seul de Bach, tout s’éclaire, d’autant que le jeu de la superbe violoniste japonaise Sayaka Shoji sur laquelle ils s’appuient, éclaire cette scène noire et ces personnages noirs d’une sorte de flèche lumineuse qui irrigue leur gestique, démarche dégagée de toute émotion sinon celle que la liberté permet au-delà des conventions artistiques habituelles. Les deux danseurs s’inscrivent à l’intérieur de ce cercle aux multiples ondulations avec une telle subtilité dans le changement, le frémissement, que leur ascèse se fait peu à peu légère à partager.
 
Immense talent, lequel a fait ses preuves depuis des décennies, et notamment depuis que Teshigawara s’est allié à la merveilleuse Rihoko Sato, dont le corps d’ancienne gymnaste paraît délivré de tous les rouages gênants du fonctionnement d’un corps normal. Quant à lui, septuagénaire donc, il n’a non plus cure des années et ses mains percent l’obscurité de la scène et des âmes, comme un guide. La seconde série de ces représentations hors normes, où Le Pierrot Lunaire de Schoenberg, avec Salomé Haller et des membres de l’Ensemble Intercontemporain, suivi de la Suite lyrique de Berg, succèdent à Bartók et Bach, promet donc d’autres descentes dans des univers qui ne jouent point la séduction facile mais font qu’on se pose sincèrement des questions sur ces formes d’art fusionnées, musique et danse, et qu’on en retire un enrichissement.

 
Jacqueline Thuilleux

Salle des concerts de la Philharmonie de Paris, le 4 mai 2023. Second spectacle les 11 & 12 mai 2023 : https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/spectacle/24001-saburo-teshigawara-rihoko-sato
 
Photo © Laurent Philippe

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