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Romain Leleu et Ghislain Leroy à l’Auditorium Radio France – Eclectisme et dynamisme – Compte-rendu

 
Les concerts d'orgue de Radio France se suivent et ne se ressemblent pas. Après celui de Maurice Clement (orgues Schuke de la Philharmonie de Luxembourg et Thomas de Diekirch), qui le 4 avril fit forte impression lors d'un périple subtilement déployé autour de l'écoulement du temps, de son expansion et jusqu'à sa quasi-suspension, sensation de plus en plus affirmée et ressentie au fur et à mesure que le concert progressait : Prélude de Tristan und Isolde, Fantaisie en la de Franck, immense Adagio de la Septième Symphonie de Bruckner, où le temps habité annihile la notion de durée, puis, dans une veine de même intention mais explorée de façon si contrastée, Pärt, Ligeti (sidérantes ÉtudesHarmonies et Coulées, points de non-retour) et une création de Jean-Baptiste Robin enchaînant sur cette thématique : La Destruction du temps, cheval de bataille en puissance pour les concertistes d'aujourd'hui, le concert du 22 avril, dans un tout autre contexte, offrait des éclairages mais aussi une temporalité presque à l'opposé.
 
Aux claviers du Grenzing : Ghislain Leroy (photo) , directeur du CRR d'Amiens et titulaire de l'orgue de la cathédrale de Lille, autrement dit l'ancien orgue de Radio France (reconstruit par Klais) sur lequel le musicien a gravé, en 2006 et pour l'AFAA [Association française d'action artistique] l'un des CD, pas si nombreux, permettant de l'entendre tel qu'il sonnait dans le Studio 104 ; à la trompette Romain Leleu, soliste et chambriste virtuose intimement familier du duo trompette et orgue, genre à part entière qu'il pratique depuis longtemps avec Ghislain Leroy, mais aussi Thierry Escaich ou Jean-Baptiste Robin. Avec à la clé l'avantage d'un double public, venu nombreux et enthousiaste pour un programme haut en couleur – donné il est vrai un samedi, permettant une fois encore de vérifier combien le choix du jour (le mardi habituellement pour l'orgue à Radio France) influe sur la fréquentation.
 

© Thomas Baltès

Bach sous les deux espèces, au naturel et transcrit : le Concerto en majeur BWV 972 d'après Vivaldi, fleuron du catalogue des deux musiciens (1), ouvrait la soirée avec panache dans un opulent arrangement de Ghislain Leroy, tout acuité et tonicité tout au long de la soirée. Suivirent la fameuse Sinfonia de la Cantate BWV 29 version Marcel Dupré, éclatant monument d'endurance sur un tempo enlevé, et les trois Chorals sur Nun komm, der Heiden Heiland du recueil de Leipzig, si différenciés sur le plan formel et exigeant de puiser dans les ressources considérables de la palette du Grenzing. Romain Leleu revint clore cette séquence Bach avec Schafe können sicher weiden, air de la Cantate de la chasse BWV 208 maintes fois transcrit – ici par André Isoir, la trompette se substituant à la main gauche de l'organiste pour entonner la mélodie.

Comme dans nombre de concerts d'orgue, transcription symphonique et adaptation étaient au programme. Impressionnante Ouverture de l'oratorio Paulus de Mendelssohn, Prélude et fugue implicite convenant superbement à l'orgue – la fugue, sur le « Choral du Veilleur », est un chef-d'œuvre du genre enrichissant avec bonheur l'œuvre pour orgue pourtant riche de Mendelssohn. Puis la trompette reine s'illustra dans le deuxième Konzertstück, initialement pour trompette et piano, de Vassily Brandt (1869-1923), musicien allemand devenu l'un des pères de l'école russe de trompette : un condensé de virtuosité et de musicalité, mordant et lyrique, dans lequel Romain Leleu excelle.
 

L'orgue Grenzing du Grand Auditorium de Radio France © Radio France
 
César Franck, pour refermer les commémorations du bicentenaire de sa naissance, fut évoqué par une œuvre que peu de musiciens « se risquent » à programmer, tant elle est délicate d'approche : le Final des Six Pièces, dédié à Lefébure-Wely. Il faut pourtant reconnaître que jouée telle que Ghislain Leroy la fit entendre, avec grandeur mais sans grandiloquence, créant un climat dramatique intensément nourri des silences suspensifs d'une partition aux riches modulations, l'œuvre a fière allure, l'instrument y sonnant de manière convaincante.
 
Le programme se refermait sur une commande de Radio France en création mondiale : The Eccentric Concerto pour trompette et orgue de Régis Campo, compositeur non-organiste s'intéressant à l'orgue pour lequel il a beaucoup composé, œuvre on ne peut plus contrastée. Rivers of Light – Rivières de lumière (hommage à M.C. Escher) [artiste néerlandais célèbre pour ses gravures sur bois], d'une extrême mobilité sur fond de quatre notes bloquées jusqu'à la fin du mouvement ; Melancholy Passacaglia, longue mélodie prenante sur rythme repensé de passacaille classique ; et pour finir tout autre chose : Ringtones, Chickens & Cuckoos (In memoriam György Ligeti), « comme un palimpseste s’inspirant ludiquement de la Sonnerie de Saint-Geneviève du Mont de Paris (1723) de Marin Marais », avec trumpet, chicken et pig toys, mais aussi un arrière-plan de sonneries (téléphone, table d'hôtel…), page incisive très précisément notée qui, tout naturellement et plus encore sur le vif, remporta un vif succès, et fut bissée. Contraste toujours : l'envoûtante Elegy pour orgue, ici partagée entre bugle et orgue, de George Thomas Ball (1896-1987) referma avec douceur et plénitude une soirée éclectique et dynamique.
 
La saison d'orgue de Radio France se conclura le 30 mai avec Benjamin Righetti, programme principalement fait de transcriptions mais comportant également une création pour orgue du musicien suisse : Prière (2022). (2)
 
Michel Roubinet

(1) romainleleu.com/media/
(2) www.maisondelaradioetdelamusique.fr/evenement/concert/bach-purcell-bizet-benjamin-righetti 
Paris, Auditorium de Radio France, 22 avril 2023
  
Photo © Marie Rolland

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