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Rencontre avec Maria Matalaev, éditrice et petite-fille du violoncelliste Valentin Berlinsky – « L’essentiel demeure le rythme vivant de la musique ...»

Editrice, traductrice, pianiste de formation, Maria Matalaev (photo) a fait paraître en février dernier une nouvelle édition des écrits de son grand-père, Valentin Berlinsky, Le Quatuor d'une vie (MM Éditions) (1). Ou l'évocation de la traversée du XXe siècle par un immense instrumentiste, au service de l'art du quatuor. De 1943 à 2007, Valentin Berlinsky (1925-2008) fut le violoncelliste et l'âme du Quatuor Borodine. À travers ses journaux, ses mémoires et des témoignages, ce livre en brosse un magnifique portrait. Sont également évoquées de grandes figures de la musique russe de la seconde moitié du dernier siècle : Chostakovitch, David Oïstrakh, Sviatoslav Richter, Maria Yudina et bien d'autres. Passionnant et indispensable !

Cette parution s'inscrit dans les célébrations du centenaire de la naissance de Valentin Berlinsky, dont le temps fort en France sera constitué par le Festival « Berlinsky 100 » à la salle Cortot. Du 16 au 19 octobre, on y retrouvera une pléiade d'artistes qui ont joué avec Valentin Berlinksy ou ont été ses élèves. Au cœur de cette programmation figure la pianiste Ludmila Berlinskaya, fille de Valentin Berlinsky, et mère de Maria Matalaev.

Valentin Berlinsky - Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
Vous aviez fait paraître, il y a une dizaine d’années, une première édition de ce livre essentiel, Le Quatuor d’une vie, qui réunit écrits et mémoires de votre grand-père Valentin Berlinsky. Vous l'avez enrichie de nouveaux témoignages, d'écrits complémentaires et aussi d'un cahier iconographique absolument merveilleux. Comment ces ajouts se sont-ils présentés à vous ?
Au fil du temps, j’ai ajouté des entretiens qui existaient déjà en russe, que j'ai traduits en français et j'ai ajouté d'autres archives. J’ai retrouvé environ 200 cartons d'archives, d'affiches, de programmes. Et bien sûr, les carnets : mon grand père, Valentin Berlinsky, membre fondateur du Quatuor Borodine de 1943 à 2007, notait et gardait tout : chaque programme de concert était passé en revue, commenté, chaque partenaire de scène… Il y avait évidemment des photos, les programmes, tous les documents qui avaient un rapport avec le Quatuor.
Il y a deux ou trois ans, j'ai eu accès à d'autres archives, notamment la transcription de discussions menées par Manashir Yaboukov, musicologue brillantissime qui a travaillé notamment pour les archives de Chostakovitch et les Editions DSCH. En 1993, il avait déjà l’idée d’écrire un livre sur mon grand-père, et pour ce faire, ils partirent ensemble en croisière pour discuter tout leur soûl. J’ai appris beaucoup de choses grâce à ces discussions.
« Rostropovitch a quitté le quatuor, car il avait vite compris que son destin était d’être soliste. En revanche, mon grand père était très tôt déjà, porté vers la musique de chambre. »

(de g. à dr.) Ludmila Berlinskaya, Maria Matalaev, Mstislav Rostropovitch, Dmitri Berlinski, demi-frère de M. Matalaev & Valentin Berlinsky - Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
Ce livre s’inscrit dans les célébrations du centième anniversaire de naissance de votre grand-père, qui est mort en 2008, un an après avoir cessé son activité au sein du quatuor. Le Quatuor d'une vie : ce titre est-il de vous ?
Non, c’est le compositeur François Meimoun qui l'avait trouvé pour la première édition (chez Aedam Musicae). Je l’ai gardé, parce que c'est vraiment le quatuor d'une vie : mon grand-père y est entré juste après le début du quatuor : le violoncelliste qui l’avait précédé, durant quinze jours, étant Rostropovitch (né en 1927 ndlr), qui était très proche de lui. Ils avaient eu les mêmes professeurs, et ils n’ont cessé de collaborer, de jouer ensemble dès qu’ils le pouvaient. Ils avaient passé tout un été, en 1945, à préparer le même concours. Mon grand-père n’avait pas encore 20 ans. Rostropovitch a quitté le quatuor, car il avait vite compris que son destin était d’être soliste. En revanche, mon grand-père était très tôt déjà porté vers la musique de chambre. Son père était avocat, mais avait aussi étudié le violon avec Léopold Auer, et il avait formé avec ses frères, le quatuor des frères Berlinsky ; mon grand-père a donc baigné dans ce répertoire très tôt.

Valentin Berlinsky et sa petite-fille Maria, âgée de 13 ans - Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
Votre grand-père, vous l'avez connu quand même assez bien, et l’on vous retrouve dans l’ouvrage avec des photos émouvantes. On vous voit même jouer du piano à ses côtés. Avez-vous réalisé très tôt que c'était une figure illustre ou alors était-ce pour vous juste un grand-père qui faisait de la musique ?
J’ai eu la chance de jouer avec lui, j’avais 13 ans. Sur la photo du livre, on nous voit dans le mouvement lent de la Sonate de Rachmaninov. C’était pour les 60 ans du Quatuor et ses 80 ans. Nous étions très proches, je crois qu’on s’aimait beaucoup.
Oui, je me suis rendu compte assez tôt de sa stature. J’allais beaucoup au concert, j’ai grandi avec la musique de Chostakovitch, et je voyais bien comment le public réagissait — au Quatuor, et à lui en particulier.
«Le Quatuor n’a pas porté d’emblée le nom de Borodine : au départ, c’était un quatuor d’étudiants, puis le Quatuor de la Philharmonie de Moscou.»
Ce livre est formidable aussi en ce qu’on y découvre une intégrité musicale totale, et la recherche — non pas d’une perfection trop froide — mais d’un idéal musical. C’est aussi la traversée d’un siècle en Union soviétique, puisque Valentin Berlinsky, né en 1925, a connu à la fois le joug du régime et son effondrement. Pourtant, il y a peu d’allusions à la politique dans ce livre.
Il y en a un peu plus que dans la première édition. À la fin de sa vie, il préférait taire les souvenirs désagréables, mais les transcriptions de ces discussions donnent un éclairage plus nuancé sur sa participation – très modeste – aux activités du Parti, sur l’évolution de son regard sur le gouvernement.
Le Quatuor n’a pas porté d’emblée le nom de Borodine : au départ, c’était un quatuor d’étudiants, puis le Quatuor de la Philharmonie de Moscou. Ce statut leur a ouvert beaucoup de portes. Ce n’est qu’en 1952 qu’ils ont reçu le nom de Borodine. Ils avaient d’abord demandé Glinka, considéré comme le père de la musique russe, mais cela leur a été refusé. Finalement, Borodine s’est imposé, et leur interprétation du Deuxième Quatuor, avec son fameux Nocturne, est vite devenue leur carte de visite.

(de g. à dr. ) Rostislav Dubinsky (1er v., de 1945 à 1976), Iaroslav Alexandrov (2d v., de 1953 à 1975), Valentin Berlinsky & Dimitri Shebalin (alto, de 1953 à 1996) - Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
Il y a eu deux premiers violons très importants pour le quatuor, Rostislav Dubinsky et Mikhail Kopelman (qui sera présent lors des célébrations du centenaire, en octobre salle Cortot). Tous deux ont quitté la formation et sont allés aux Etats-Unis. Cela semble avoir été chaque fois une blessure pour votre grand père.
Oui, ce fut une épreuve. Avec Dubinsky, malgré leurs différends, il existait une véritable complicité. C’était un immense violoniste, mais aussi un écrivain talentueux : dans son livre Stormy Applause, il raconte son parcours en URSS, non sans quelques exagérations. Ainsi, il affirme que l’on interdisait au Quatuor de jouer Schnittke ou la Seconde école de Vienne, alors qu’en réalité ils parvenaient à les imposer après négociation. Même les quatuors de Chostakovitch, considérés alors comme difficiles pour le public, ont pu être joués grâce à la ténacité de mon grand-père, qui voulait avant tout offrir à l’auditeur la chance de se faire sa propre idée.

À Venise, en 1958, durant la première tournée du Quatuor Borodine de l'autre côté du rideau de fer – et sous la vigilante surveillance d'un membre du KGB (cf le personnage à casquette au second plan à gauche) – Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
« Paradoxalement, c’est cette surveillance du KGB qui a rendu possibles tant de tournées : ils représentaient l’excellence musicale de l’URSS. »
Il y a dans ce livre une recension des tournées du Quatuor, en nombre considérable et dans le monde entier ...
Le Quatuor a effectivement beaucoup voyagé : c’était l’un des tout premiers ensembles autorisés à franchir le rideau de fer. Bien sûr, ils étaient surveillés — leur « agent artistique » n’était autre qu’un membre du KGB. J’ai retrouvé des témoignages, comme celui d’un journaliste allemand qui, après plusieurs tentatives, est parvenu à obtenir un entretien avec eux, mais était très étonné de les voir arrivés accompagnés de ce « contrôleur », et de la platitude de leurs réponses. Paradoxalement, c’est cette surveillance qui a rendu possibles tant de tournées : ils représentaient l’excellence musicale de l’URSS. Ces voyages leur ont aussi permis de rencontrer d’autres musiciens et de découvrir de nouveaux répertoires.

Ludmila Berlinskaya & le Quatuor Borodine - Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
Une large place est accordée dans ce livre à Chostakovitch, que votre grand-père admirait. Et il y a un petit paradoxe : le Quatuor Beethoven a beaucoup créé d’œuvres du compositeur et est le dédicataire de plusieurs d’entre elles, alors qu’en définitive, les versions qui demeurent, les « références » discographiques, sont celles du Quatuor Borodine ...
C’est en effet un paradoxe. Le Quatuor Beethoven a créé tous les quatuors de Chostakovitch, sauf le premier et le dernier, et plusieurs leur sont dédiés. Mais, très vite, le Quatuor Borodine est devenu l’autre grand interprète de ces œuvres. À mesure que Chostakovitch écrivait, les Borodine venaient systématiquement lui jouer ses nouvelles partitions, les travailler parfois avec lui, avant de les porter sur scène. Ils entretenaient avec ce répertoire une relation intime et privilégiée.
Chostakovitch, fidèle et d’une loyauté profonde, est resté très attaché au Quatuor Beethoven, qu’il admirait sincèrement. Mais cela n’a pas empêché quelques anecdotes savoureuses : ainsi, mon grand-père raconte que Chostakovitch avait commencé à écrire des attaca entre certains mouvements, simplement pour éviter que les Beethoven ne profitent de ce moment pour s’accorder !
Ce qui est incroyable, aussi, quand on considère la recherche de perfection du Quatuor, c’est de voir qu’ils possédaient 400 œuvres à leur répertoire !
Oui, mais il faut replacer cela dans les soixante-quatre années d’existence du Quatuor. Au début, il y avait une sorte de boulimie musicale : ils acceptaient presque toutes les œuvres que leur proposaient ou leur dédiaient de jeunes compositeurs, y compris ceux encore inconnus, notamment dans les Pays baltes. Certains de ces noms n’ont pas traversé le temps. En parallèle, leur répertoire s’enrichissait naturellement des grands classiques, et très vite les intégrales de Chostakovitch et de Beethoven sont devenues centrales.
« Ce qui est touchant, c’est que la constitution de 1947 fut signée… avec leur sang, chacun s’étant piqué le doigt à l’aiguille. »
Le livre reproduit deux textes incroyables : les constitutions rédigées par le Quatuor. Et qui devaient être respectées !
Il fallait par exemple arriver à l’heure aux répétitions, chaque retard étant sanctionné d’une amende. Ils avaient en quelque sorte recréé, à leur échelle, le système administratif soviétique dans lequel ils étaient nés, et le Quatuor est vite devenu une petite machine parfaitement réglée. Ce qui est touchant, c’est que la constitution de 1947 fut signée… avec leur sang, chacun s’étant piqué le doigt à l’aiguille. Ensuite, ils ont poursuivi dans cette veine, avec beaucoup de rigueur, mais peut-être un peu moins de romantisme.

Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
« Il avait une grande curiosité des autres musiciens : il allait écouter les autres, jeunes ou célèbres. »
A la fin du livre, parmi certains musiciens qui évoquent votre grand-père, on découvre un joli témoignage qui ne figurait pas dans la première édition parce qu'il date de 2024, celui de Gabriel Le Magadure, second violon du Quatuor Ebène. Il évoque une répétition où votre grand-père a pris la place de Raphaël Merlin, qui était à l’époque le violoncelliste des Ebène. Gabriel Le Magadure exprime très joliment le pouvoir que votre grand-père exerçait par sa seule présence.
Je remercie Gabriel d’avoir accepté de témoigner. Il évoque une masterclass en 2003 au Conservatoire de Paris : mon grand-père était déjà âgé, mais il continuait à transmettre, tant il aimait les jeunes quatuors. Ils jouaient un quatuor de Schumann — qu’il appelait le « Clara Quartett » parce qu’il s’amusait à inventer des paroles sur une des mélodies…
Ce qui frappait, c’était sa présence phénoménale : il suffisait qu’il entre dans une pièce pour que chacun se dépasse, comme s’il exprimait à lui seul l’essence de la musique de chambre. Et puis il avait une grande curiosité des autres musiciens : il allait écouter les autres, jeunes ou célèbres. Même avec ses amis proches, comme Rostropovitch, il ne se gênait pas pour exprimer ses doutes — par exemple lorsqu’il s’est lancé dans la direction d’orchestre — mais il savait aussi reconnaître son erreur et réviser son jugement.
Non seulement votre grand père, Valentin Berlinsky, était le violoncelliste du quatuor Borodine, mais votre père aussi a été un quartettiste, membre du Quatuor Anton. Malheureusement, il est décédé jeune. Mais cela signifie que vous avez baigné dans cet univers ...
Absolument. Mon père, Anton Matalaev, était le premier violon du Quatuor Anton, formé (en 1986 ndlr) par des élèves de mon grand-père. C’est d’ailleurs ainsi que mes parents se sont rencontrés. Le Quatuor Anton a connu un très beau début de carrière, avec notamment le 1er Prix du Concours d’Évian en 1989. Malheureusement, mon père est décédé très jeune. J’ai même des photos de moi dans mon berceau, tandis que son quatuor répétait dans la même pièce : j’ai littéralement grandi au milieu de cette musique.

Le Quatuor Borodine en répétition avec Sviatoslav Richter - Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
« Richter a profondément marqué mon grand-père, et le Quatuor lui-même. »
Quand on voit la liste des musiciens qui ont joué avec le Quatuor Borodine, on peut dire qu'il s'agit du gotha musical de la seconde moitié du XXe siècle. Une grande place est toutefois accordée à Sviatoslav Richter ...
Et c’est pour cela qu’un chapitre entier lui est consacré. Richter a profondément marqué mon grand-père, et le Quatuor lui-même, dans la manière de jouer. Mon grand-père racontait combien l’expérience différait selon qu’ils interprétaient le Quintette de Chostakovitch avec Chostakovitch lui-même ou avec Richter : il pouvait même ne pas être d’accord avec certains des choix de Richter, notamment de tempo. Ce qui ressort, et que ce livre s’efforce de mettre en lumière, c’est que l’essentiel demeure le rythme vivant de la musique, ce souffle qui la fait vibrer au-delà des divergences d’interprétation.

Les Quintettes op. 5 et 81 de Dvořák par les Borodine et S. Richter, un 31 décembre, dans la Grande Salle du Conservatoire de Moscou - Avec l'aimable autorisation de Maria Matalaev & MM Éditions
Valentin Berlinsky a traversé tout le siècle. Vous évoquez ses origines juives, qui à un moment, sont présentées comme ayant été un frein à un concours ...
Oui, Dubinsky l’a évoqué par la suite. C’était au concours de quatuors de Prague, ils n’ont pas passé le premier tour. David Oïstrakh, qui siégeait au jury, leur a laissé entendre que ce n’était pas une question musicale, mais bien de noms trop peu « russes ». Ils ont plaisanté, disant que s’ils utilisaient leurs patronymes, cela passerait mieux : Valentin Alexandrov, Rostislav Davidov… Cela ne les a toutefois pas empêchés de devenir l’une des grandes fiertés du régime.
Pour terminer par une note plus personnelle, parmi les multiples enregistrements du Quatuor Borodine qui existent, quel est celui que vous choisiriez pour l’ « île déserte » ?
Le Sextuor « Souvenir de Florence » de Tchaïkovski, avec Rostropovitch et Heinrich Talalyan à l’alto. C’est un enregistrement qui me bouleverse à chaque écoute. Mais il y a aussi les Quintettes de Dvořák avec Richter : je les ai tellement entendus que j’en connais même les petites imperfections, et c’est précisément ce qui les rend si touchants à mes yeux.
Propos recueillis par Frédéric Hutman, le 16 septembre 2025

(1) Maria Matalaev : Le Quatuor d'une vie / MM Editions - 300 p., 21 €
Festival « Berlinsky 100 »
Du 16 au 19 octobre 2025
Paris – Salle Cortot
16 /10 : sallecortot.com/event/festival-berlinsky-100-ouverture/
17/10 : sallecortot.com/event/festival-berlinsky-100-jour-2/
18/10 : sallecortot.com/event/festival-berlinsky-100-jour-3/
19/10 : sallecortot.com/event/festival-berlinsky-100-concert-de-cloture/
Photo Maria Matalaev © Anna Rakova
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