Journal

Rencontre avec Henrik Hochschild, 2e violon solo, et Bernhard Krug, cor solo de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig

 
C’est à Leipzig, dans les coulisses de la salle inaugurée en 1981 sur Augustus Platz, que nous avons pu nous entretenir avec deux membres de l’Orchestre du Gewandhaus : Henrik Hochschild, 2e violon solo, et Bernhard Krug, cor solo
En liminaire, Bernhard Krug partage son émotion d’écouter, chaque fois qu’il traverse la ville pour gagner la salle de concerts, dans les jardins situés à proximité, les mêmes chants d’oiseaux que Mahler entendait lorsqu’il composa dans cette ville sa Première Symphonie. Quant à la fierté des deux musiciens d’appartenir à ce joyau qu’est l’Orchestre du Gewandhaus, elle est manifeste tout au long d’un entretien qui se déroule au lendemain de la soirée inaugurale de la saison 2022-2023. (1)

 
 
Henrik Hochschild, vous êtes né à Leipzig ; comment s’est déroulée votre éducation musicale ?   
 
H.H. : Pour tout vous avouer, je n’ai jamais rêvé, quand j’étais enfant, de pouvoir intégrer cet orchestre. Cela étant, mon éducation musicale s’est faite avec l’orchestre. Leipzig possède une fantastique école pour les apprentis musiciens, et un conservatoire. Quand j’ai fini l’école, j’ai étudié au conservatoire avec des musiciens de l’Orchestre du Gewandhaus.
 
Quant à vous Bernhard Krug, vous êtes né Berlin ...
 
B.K. : Oui, et j’ai étudié à l’Académie de Berlin, avant d’intégrer l’Orchestre du Gewandhaus en 1991. J’avais commencé par étudier le piano à Berlin, mais j’ai finalement fait le choix du cor, que j’ai commencé à apprendre à 17 ans. Le cor est un instrument dont on dit traditionnellement : « soit vous l’apprenez très très vite, soit vous ne l’apprenez pas du tout ! ».
J’avais été très séduit en écoutant le cor solo dans la 5e Symphonie de Tchaïkovsky. C’est un son qui m’avait particuièrement touché. J’ai alors étudié avec un corniste de l’Opéra de Berlin – un personnage très sympathique et très drôle – qui m’a beaucoup aidé pour l’apprentissage de l’instrument.
 
Res severa verum gaudium (Chose sérieuse que la vraie joie) : la devise du Gewandhaus depuis l'origine. Tout un état d'esprit ... © Concertclassic

Comment les musiciens intègrent-ils l’Orchestre du Gewandhaus ?
 
B.K. : Chacun passe une audition devant les autres musiciens. Ce n’est pas comme en France, où, en général, il y a une commission destinée à sélectionner les musiciens. Ici, l’orchestre participe à l’audition. Et après tout, ce n’est pas si effrayant. C’est comme donner un concert. Chaque section d’instruments vote : si les membres de celles-ci adoubent le musicien, alors les autres instrumentistes doivent donner leur accord. Le choix va se porter sur des musiciens dont on pressent qu’ils pourront intégrer l’orchesre. Même un musicien qui parait excellent, peut ne pas être choisi s’il ne semble pas correspondre à l’esprit de l’orchestre. Se pose une question de style, de son ; durant une audition on peut percevoir beaucoup de choses.
 
 

Andris Nelsons © Marco Borggreve

Andris Nelsons est actuellement à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus : comment s’effectue le choix de votre chef permanent ? 
 
H.H. : Il n’y a pas de « procédure » écrite. Ce n’est pas comme l’élection du pape ! Il n’y a pas de conclave avec un vote. Quand le temps est venu de choisir un chef, une opinion informelle se dégage dans l’orchestre
 
On a coutume de parler du son, très caractéristique, de votre orchestre ...
 
H.H. : Oui, c’est vrai. Mais le son n’est pas seulement une réalité physique. Ce n’est pas mathématique, du type « telle manière de jouer entraîne tel son ». Le son sort de notre imagination. Notre orchestre comprend beaucoup de musiciens – 185 – du fait notamment que nous jouons tantôt pour des concerts symphoniques, tantôt à l’Opéra. Et quand un musicien intègre l’orchestre, il intègre en quelque sorte sa sonorité, il se l’approprie. C’est un peu comme une course de relais. Les musiciens se succèdent au sein de l’orchestre, mais se transmettent en quelque sorte le témoin. En même temps, je ne ne peux vous expliquer précisément ce qui se passe. C’est un peu comme un cuisinier. Il va utiliser des ingrédients différents au fil des saisons, mais sa cuisine sera immédiatement identifiable.
Cela étant, vous, en tant qu’auditeur, vous percevez une continuité d’une tradition, y compris d’une tradition sonore Nous, ne le ressentons pas exactement comme cela. Nous ne cessons de nous interroger. Doit-on jouer selon tel ou tel tempo, avec telle ou telle nuance ? Doit-on changer ceci, ou modifier cela ? Nous sommes confrontés à une remise en question continuelle. D’un autre côté, un esprit très ancien souffle sur cet orchestre. Je n’ai pas connu, lorsque je suis entré dans l’orchestre, de musiciens ayant travaillé sous la direction de Bruno Walter, mais j’ai connu des musiciens qui avaient été placés sous la direction de grands chefs du passé et qui m’ont fait part de leur expérience.
 
B.K. : Les musiciens qui entrent dans l’Orchestre du Gewandhaus, ont la conscience de pénétrer dans le son de l’orchestre. Comme à Berlin, on trouve ici une académie pour les jeunes musiciens : la Mendelssohn-Orkesterakademie.(2) Durant deux ans, les élèves étudient avec des musiciens de l’orchestre ; ils jouent également au sein de notre orchestre. Cet apprentissage contribue aussi à façonner le son de notre formation.
 
Bernhard Krug, quand on évoque votre instrument dans l’orchestre, on pense inévitablement au début du 2Concerto pour piano de Brahms, introduit par un solo de cor. On pense également beaucoup à Richard Strauss ... 
 
B.K. : Ce début est très très bien écrit pour l’instrument. D’autres œuvres sont infiniment plus difficiles techniquement.  J’adore jouer ce début du 2Concerto de Brahms. Le cor se fait entendre tout seul dans la salle de concert ; cela procure un sentiment très vif.
Quant à Richard Strauss, il a écrit de merveilleuses parties pour le cor, mais elles sont particulièrement fatiguantes à interpréter. Lorsqu’on donne un concert entièrement consacré à ce compositeur, un seul corniste solo ne peut tout jouer. Il doit partager les œuvres avec d’autres cornistes. Dans certains pays, l’Angleterre ou les Etats Unis, par exemple, l’orchestre fait appel à des musiciens extérieurs pour jouer certaines parties. Ici, nous préférons nous répartir les « rôles » entre cornistes de l’orchestre. Du reste, il n’y a pas de corniste super soliste comme dans les orchestres français, mais trois cornistes solistes qui altèrnent les parties.
 
Bernhard Krug, vous faites également partie de l’Orchestre du Festival de Bayreuth. De quels musiciens est il constitué ? 
 
B.K. : Il se compose de musiciens issus des plus grands orchestres allemands (avec quelques exceptions, puisque nous avons également des membres de formations suisses et belges). C’est comme une réunion de sportifs qui seraient habitués à jouer dans l’année dans des équipes « locales », et qui se retrouveraient l’été venu, à jouer dans l’équipe nationale. A Bayreuth, je joue aux côtés de cornistes venus de l’Orchestre de la Radio Bavaroise ou de celui l’Opéra de Berlin par exemple.
 

Mendelssohn et Leipzig, une histoire d'amour ...
 
Parlez nous de l’importance de Felix Mendelssohn pour l’Orchestre du Gewandhaus.
 
H.H. : Il a créé notre conservatoire. Mendelssohn possède un son unique. On ne peut le comparer avec aucun autre compositeur. Nous jouons ses symphonies de jeunesse pour cordes, que peu d’orchestres abordent. Quand on imagine que la plupart ont été composées alors qu’il était âgé de 12 ans ! Mendelssohn a été une des premières stars de la musique en Europe, un peu à l’instar de Franz Liszt. Il a beaucoup œuvré pour notre ville et pour l’orchestre dont il a été le chef principal.
 
B.K. : Nous avons le sentiment que Mendelssohn est un des nôtres. Il occupe une grande place dans notre répertoire. Ce sentiment de proximité est très fort pour l’orchestre. Et puis, pour prendre l’exemple d’une de ses œuvres emblématiques, la Symphonie « Ecossaise » ; les autres orchestres la jouent peut être une fois tous les dix ans. Nous, nous pouvons la jouer deux ou trois fois chaque saison. Il y a, du reste, tous les ans à Leipzig un festival Mendelssohn.
 
La façade du Gewandhaus de nuit © Concertclassic
 
Quelle était la place de l’Orchestre du Gewandhaus durant la période communiste ?
 
H.H. : La musique a toujours revêtu une certaine ambiguïté. Je n’étais pas encore musicien au sein de l’orchestre à à l’époque communiste : j’ai intégré l’orchestre peu après la chute du mur. Mais j’ai bien sûr vécu durant cette période, et la culture avait une grande place. L’orchestre pouvait être utilisé à des fins de propagande, mais la musique, dans le même temps, symbolisait une forme de liberté.
 
Si on cherche des liens entre votre orchestre et la France, on se souvient que Charles Munch en a été le violon solo à la fin des années 20 
 
H.H. : Effectivement. Mais si on parle en termes de répertoire, celui de l’orchestre est très centré sur la musique germanique. Son cœur est formé de Mendelssohn, Beethoven, Mahler, Bruckner, Richard Strauss. Nous aimons jouer la musique de Debussy, Ravel, Chausson ; ce sont de merveilleux compositeurs bien sûr, mais nous les jouons peu au regard du reste du répertoire.
 
Un Festival Mahler se tiendra à Leipzig dans quelques mois : parlez-nous de votre relation avec ce compositeur et l’événement d’envergure internationale qui se déroulera du 11 au 29 mai 2023.(2)
 
H.H. : Mahler est le compositeur chez qui on pressent toutes les tragédies du XXème siècle. Il est mort en 1911, mais tout est déjà écrit dans sa musique. Et celle-ci reste malheureusement proche des temps que nous vivons, en particulier avec la guerre en Ukraine. L’Orchestre du Gewandhaus donnera trois de ses symphonies et d’autres orchestres viendront donner le reste de sa production orchestrale. Nous avons donné l’intégrale de ses symphonies, notamment avec notre précédent directeur musical, Ricardo Chailly ; ce répertoire revêt une place essentielle pour l’orchestre.
Quant au fait de donner ses symphonies avec des chefs très différents, qui en ont des conceptions très distinctes, cela donne des interprétations bien sûr très différentes mais ne modifie pas le son de l’orchestre. Chaque chef apporte sa conception. Et une œuvre peut être interpétée de multiples façons. Vous savez, un orchestre de 90 musiciens, ce sont 90 opinions différentes sur une œuvre. Le rôle du chef est d’unifier ces 90 opinions. Et le processsus qui mène à une conception unique est passionnant.
 
B.K. : Lors de ce festival, je jouerai aux côtés d’autres musiciens de l’orchestre, la version pour orchestre de chambre d’Erwin Stein, de la Quatrième Symphonie de Mahler. Cette version, en petit effectif, que nous avons déjà interprétée, permet à la soprano d’intervenir de manière plus intimiste ; en quelque sorte plus fragile. Nous donnerons également le Chant de la Terre en version chambriste – dans laquelle les chanteurs n’ont pas besoin de « pousser » comme dans les versions avec grand orchestre.
Pour en revenir à Ricardo Chailly, Mahler est un de ses compositeurs préférés. C’est le compositeur du « caractère extrême ». Je précise par ailleurs, en tant que corniste, que Mahler a beaucoup gâté mon instrument.
 
Quelle est votre symphonie de Mahler préférée ? 
 
H.H.  La Septième. C’est certes l’une des plus difficiles, mais c’est la première que j’ai écoutée - un disque qu’on m’avait offert quand j’étais adolescent. Ce disque, je l’ai écouté à de multiples reprises ... J’ai grandi dans une famile qui s’intéressait beaucoup à la musique. Mes parents n’étaient pas des musiciens professionnels, mais la culture occupait une très large place chez nous.
Andris Nelsons à la tête  du Gewandhausorchester © Chsitian Modla
 
Quelle est la part de musiciens étrangers au sein de l’orchestre ?
 
B.K. : Je suis, comme je vous l’ai dit, entré à l’orchestre en 1991, juste après la chute du mur. Il n’y avait quasiment que des musiciens allemands. C’était en quelque sorte un héritage de l’Alllemagne communiste. Le seul étranger était un trompettiste… américain ! L’orchestre est devenu, depuis, beaucoup plus international. Mais le son est, selon moi, resté le même. Et beaucoup de musiciens sont issus de la Mendelssohn Academie et donc ont reçu un enseignement de la part de membres de l’orchestre.
 
Votre orchestre joue à la fois un répertoire symphonique au Gewandhaus, et un répertoire opératique, à l’Opéra de Leipzig. Une pratique peu courante ...
 
B.K. : Effectivement. Ce sont des «exercices » très différents, mais nous sommes habitués. Nous devons apprendre un très large répertoire et… énormément de notes !
Notre temps est réparti à 50/50 entre chaque institution.  C’est en fait un des grands avantages de notre orchestre. Par exemple, durant deux semaines nous jouons dans la fosse de l’Opéra, et les deux semaines suivantes au Gewandhaus. Nous sommes alors très heureux de revenir sur scène, comme nous sommes heureux de regagner la fosse après deux semaines sur scène.
Et puis, le fait de changer de répertoire est particulièrement enrichissant. Un musicien qui ne se consacre qu’à l’opéra ne joue jamais de Bruckner, par exemple, et un musicien qui ne se consacre qu’au répertoire symphonique aborde très très peu Wagner. Nous, nous faisons les deux. Or, vous ne pouvez comprendre totalement Bruckner si vous n’avez pas joué Wagner. Et pour prendre un autre exemple, celui de Richard Strauss, celui-ci a développé dans son répertoire symphonique des techniques qu’il approfondira plus tard à l’opéra.
Nous avons beaucoup de chance.
 
Propos recueillis et traduits par Frédéric Hutman, le 17 septembre 2022

 

 
© Jens Gerber

Partager par emailImprimer

Derniers articles