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​Rencontre avec Deborah Nemtanu, violon solo supersoliste de l’Orchestre de chambre de Paris (Paroles de violon solo #1) – « Le violon solo est beaucoup plus qu’un violoniste »

Elle est violon solo supersoliste de l’Orchestre de chambre de Paris – qui s’appelait alors Ensemble Orchestral de Paris –depuis bientôt vingt ans, et un irremplaçable témoin de la profonde évolution de cette formation. Avec Deborah Nemtanu, Concertclassic inaugure une série de rencontres, « Paroles de violon solo », destinée à souligner le rôle si particulier et essentiel de ce poste dans un orchestre.
Une occasion aussi de mettre en lumière la Symphonie concertante de Mozart que la violoniste donnera avec sa collègue Jossalyn Jensen, alto solo de l’OCP, le 23 novembre au Théâtre des Champs-Elysées, sous la direction de Matthias Pintscher.
La période est d’ailleurs propice aux activités en soliste de Deborah Nemtanu puisqu’on la retrouvera début 2024 à la Folle Journée aux côtés de la Symphonie de Poche de Nicolas Simon. A Nantes et dans sa région, onze concerts attendent la violoniste dans un tonique programme intitulé « Furiant », qui est aussi celui du disque (1) attendu en parallèle chez Mirare.

 
C’était en 2005 ... Voilà bientôt de deux décennies que vous êtes membre de l’Orchestre. Parlez-moi de votre arrivée et de votre intégration au sein d’une formation qui a considérablement évolué depuis. 
 
J’avais 21 ans, je sortais d’un période de préparation de beaucoup de concours internationaux et j’avoue qu’en j’en avais un peu assez de me retrouver toute seule à travailler mes caprices de Paganini, mes concertos, etc. Je trouvais triste de ne pas pouvoir partager des moments de musique et d’être dans la compétition ; ça ne me convenait pas. Une amie membre de l’EOP m’a alors signalé la création d’une place de violon supersoliste et m’a donné l’envie de me présenter. J’y suis allée et j’ai eu le poste !
C’est le directeur musical de l’époque, John Nelson, qui m’a recrutée et qui m’a appris mon métier, lui et tous les musiciens de l’Orchestre. J’avais à peine plus de 20 ans ; la personne après moi dans le pupitre de violon en avait 47 et les âges s’étalaient ensuite jusqu’à celui de la retraite. J’étais entourée de gens qui connaissaient le métier et qui m’ont tout appris avec bienveillance et naturel ; je les ai vraiment aimés. On a eu de superbes projets avec John Nelson. Je garde un souvenir très fort de tous les Bach que nous avons donnés à Notre-Dame, avec des chanteurs incroyables, de l’enregistrement des Symphonies de Beethoven aussi. J’avais déjà joué le Concerto pour violon de Beethoven au Concours Long -Thibaud – où j’ai obtenu le 4Prix en 2002 – j’avais souvent aussi travaillé des sonates ... Je croyais connaître Beethoven et, avec les Symphonies, j’ai découvert un monde ... Quelle chance de vivre ça à l’âge que j’avais !

 

© Lyodoh Kaneko

 
Avec Lars Vogt une rencontre totale s’est produite

 
 
Et à quel rajeunissement de l’Orchestre avez-vous aussi assisté !
 
Au bout de quelques années, une petite décennie, une mutation s’est en effet produite. Les gens qui avaient participé à la création de l’Orchestre par Jean-Pierre Wallez en 1978 et qui étaient tous de la génération du fondateur, sont partis à la retraite. Mon contrat prévoit que je participe à tous les jurys de recrutement, ce qui veut dire que, depuis une quinzaine d’années, j’ai vu toute ou quasiment toute la formation se renouveler. C’est absolument incroyable et c’est ce qui fait que l’Orchestre est vivant ! J’ai pris tout ce qu’il y avait de bon dans ce mouvement et à présent je continue à construire avec les nouvelles recrues.
Et ce qui a aussi beaucoup marqué l’Orchestre, c’est évidemment Lars Vogt. Il y a eu Thomas Zehetmair, Joseph Swensen, Douglas Boyd, mais avec Lars une rencontre s’est produite, une chose que je n’avais pas vécue auparavant. Une rencontre totale : c’était humain, musical, inspirant dans tous les domaines. Et le deuil, individuel et collectif, qui a suivi sa disparition a été très marquant aussi.
 

Lars Vogt (1970-2022) © Anna Reszniak
 
Comme résumeriez-vous, d’un point de vue musical, ce qui a rendu la rencontre avec Lars Vogt si particulière ?
 
Il m’est difficile de distinguer uniquement l’aspect musical car il s’agit vraiment d’un tout. Il nous a apporté l’inspiration. Son apprentissage du français était récent, mais il trouvait cependant toujours, malgré tout, le mot juste pour que ça parle à tout le monde, pour que ça fasse tilt immédiatement. Il nous a réveillé musicalement et nous a permis de nous ressentir en tant que groupe. Et ça ne partira jamais. Son empreinte est éternelle, indélébile. Au moment où il est parti, je ne voulais pas que ça ne soit qu’une peine atroce – ça l’était, ô combien ! – et j’avais lancé le hashtag #EterneLars en fusionnant le L de son prénom et celui d’éternel. Une manière de rester lumineux, comme lui ... Je sens qu’il continue à planer sur nous, même sur les chefs qui viennent après lui. La rencontre avec Maxim Emelyanychev (2), qui a remplacé Lars juste après sa mort, a été quelque chose de marquant – il faut dire que nous sommes très bien tombés  – ; nous n’étions pas du tout dans la comparaison. Pour moi, il était amené par Lars, il y avait quelque chose de céleste ; je l’ai en tout cas ressenti comme ça et je pense que nous l’avons collectivement vécu ainsi. Grâce à Lars nous avons trouvé une identité collective. Reste maintenant à trouver quelqu’un qui saura la sublimer ...

 
Il y a une communication très saine entre nous

 
L’OCP traverse une période sans directeur musical. De l’extérieur, il manifeste une remarquable vitalité. Comment les choses de passent-elles pour vous tous en interne ?
 
C’est très enrichissant de travailler avec tous ces chefs. Nous organisons des rencontres entre musiciens, pour parler et voir comment nous pouvons nous améliorer ; il y a une communication très saine entre nous. Je ne vous dirai pas ce que nous nous disons –  c’est un peu comme dans un couple – mais on peut tout se dire à condition d’y mettre les formes ; nous fonctionnons à taille humaine et je m’estime vraiment chanceuse de faire partie de l’Orchestre de chambre de Paris. Je me dis aussi que nous avons été très instinctifs dans les recrutements. Ma fonction exige que je sois présente dans chaque jury de recrutement, quel que soit l’instrument et ... il n’y a pas un jury où je ne pleure pas. Maintenant je me cache – c’est le métier qui est rentré (rires). C’est un exercice horrible – une place pour cinquante ou soixante candidats ...  –, mais il faut l’accepter ... En tout cas, nous avons été audacieux dans les recrutements, nous avons des personnalités extrêmement différentes qui fonctionnent très bien ensemble.

Nous arrivons à avoir un processus sain de titularisation au bout de six mois avec une étape à mi-parcours où l’on parle au musicien. C’est tout le contraire de l’Allemagne ou des pays anglo-saxons où l’on ne parle pas trop aux gens, on ne leur explique pas.
Ces dernières années on peut nous reprocher de ne pas avoir titularisé des gens ; il y a eu quatre ou cinq non-titularisations. Mais quand les choses ne s’alignent pas il ne faut pas forcer. L’entretien au bout de trois mois que nous avons mis en place permet de dire les choses et, si au bout de six mois la situation ne s’est pas améliorée, nous le disons avec la plus grande humanité. Ça ne sert à rien de faire entrer quelqu’un dans un groupe auquel il ne s’intègrera pas. Ce sont des clefs importantes pour la bonne santé d’un collectif.
Une autre chose a pesé dans l’évolution de ma vie et de mon poste : le fait devenir maman - j’ai deux filles, de 11 ans et 4 ans et j’ai compris qu’il me faut être un peu maternelle – pas maternante – avec mes collègues.
 
Vous parliez tout à l’heure de votre entrée à 21 ans à l’EOP, et de tout ce qu’il vous fallu apprendre – et que vous avez appris grâce à ceux qui vous entouraient – du métier de musicien d’orchestre. Vous qui participez à tous les jurys de recrutement de l’OCP, comment jugez-vous l’évolution de la préparation des jeunes musiciens ?
 
Du côtés des tuttistes, j’ai vu arriver des gens avec des profils très différents, mais les choses se toujours bien passées. Le problème en France est celui de l’énorme pénurie de violons solos. Plein d’orchestres cherchent à recruter mais ne trouvent pas. Je pense qu’il manque une classe de formation de violon solo au CNSMDP. J’ai eu la chance d’avoir un père violon solo (Vladimir Nemtanu, en activité à l’Orchestre national de Bordeaux de 1979 à 2020 ndr) et d’assister à des répétitions, d’observer. Quand on est au conservatoire, on fait certes des séries d’orchestre, mais ce métier il faut le vivre.
 
Peut-être en demande-t-on trop aux jeunes ? J’ai tout de même la sensation que les jeunes violonistes se disent : « je joue bien du violon, je peux être violon solo ». Mais ça ne suffit pas ! ; il faut une dimension humaine, sociologique, psychologique et maîtriser d’autres paramètres que le fait de « bien jouer ». La pénurie à laquelle on assiste tient à mon avis beaucoup à ce que l’on n’apprend pas tout cela aux gens. Le violon solo est beaucoup plus qu’un violoniste !  
 

 

© Lyodoh Kaneko

 
L’Orchestre est un vrai bijou aujourd’hui
  
 
De nombreuses baguettes, des chefs aux tempéraments très différents se succèdent depuis la rentrée à la tête de l’OCP. N’avez-vous pas le sentiment que les choses vont un peu vite parfois, qu’un chef repart après un concert alors que vous auriez aimez approfondir les choses avec lui ?
En tant que musicien, on sait très vite ... On a besoin de plusieurs expériences, mais on sent les choses. Nous sommes beaucoup dans l’affect. Il ne faut pas s’y limiter et tenir compte aussi de critères objectifs, mais tout de même ... On s’enrichit de la diversité des chefs qui se succèdent. Maintenant je pense qu’il nous faudrait quelqu’un qui nous stabilise – l’Orchestre est un vrai bijou aujourd’hui – et avec qui on pourrait entreprendre un travail de fond sur le long terme pour construire profondément. On verra, attendons ...
 
 
Vous allez interpréter la Symphonie concertante de Mozart avec Jossalyn Jensen, alto solo de l’OCP, le 23 novembre dans le cadre d’un programme «Entre Vienne et Paris » dirigé par Matthias Pintscher ...  
 
C’est une très grande joie de partager cette œuvre avec Jossalyn et je me réjouis que l’Orchestre mette à l’honneur ses solistes. Nous aurions dû jouer ce Mozart en juillet dernier aux Gobelins si le le concert n’avait été annulé à cause de la météo ; la direction de l’orchestre a tenu à ce qu’il soit reporté sur la saison 23/24. Et le Théâtre des Champs-Elysées sera plus adapté du point de vue acoustique que le plein air pour ce petit bijou du répertoire mozartien que tout le monde connaît et que tout le monde redécouvre à chaque écoute. Le plaisir est d’autant plus grand de jouer cette Symphonie concertante qu’elle n’a pas été donnée depuis longtemps à l’OCP.
Plus tard dans la saison (11/04) les vents de l’Orchestre seront mis à l’honneur dans la musique de Richard Strauss (le Double Concertino pour clarinette et basson et le Concerto pour cor n° 2.) C’est magique d’être valorisé et accompagné par ses collègues.
 
Et du côté de la musique chambre, comment se déroule le choix des œuvres ?
 
Il résulte d’une démarche collective des musiciens. Vers septembre-octobre il y a un appel d’offre : chacun propose le programme qu’il veut en compagnie des musiciens avec lesquels il souhaite jouer. Nous avons huit rendez-vous par saison à la salle Cortot ; le choix des programmes est fait par Commission artistique de l’Orchestre, à laquelle je prends part, aux côtés du hautbois solo, de deux membre élus par l’Orchestre, du directeur général, de la déléguée artistique et d’une déléguée de l’OCP. La Commission artistique se réunit en bien d’autres occasions. C’est un signe de bonne santé de parler, d’échanger des idées et de trouver des solutions ensemble ; il n’y jamais de blocage.
 

La Symphonie de Poche © Lyodoh Kaneko

 
J’ai vraiment l’impression de renaître

 
 
A côté de votre activité à l’OCP, vous menez une active carrière de soliste. Un disque sortira fin janvier, enregistré (pour Mirare) avec la Symphonie de Poche de Nicolas Simon ...
 
J’ai la chance d’avoir une agente merveilleuse, Marie-Lou Kazmierczak – de Arts-Scène Diffusion à Bruxelles. Ma carrière personnelle a été un peu ralentie ces derniers temps car j’ai découvert il y a deux ans exactement que j’avais une tumeur au cerveau. Depuis quelques temps, ça n’allait pas, je n’étais pas moi – et il n’y a d’ailleurs pas eu de disque depuis 2018. Quand j’ai découvert ce dont je souffrais, le puzzle s’est reconstitué ; j’ai compris ce qui se passait – la tumeur appuyait sur une zone nerveuse cruciale pour un musicien. J’ai été opérée et, après cette parenthèse, j’ai vraiment l’impression de renaître. J’ai la chance d’avoir le soutien de mon agent, de René Martin qui m’a programmée onze fois à la Folle Journée l’an prochain, avec ce disque qui sortira en parallèle.

La période que j’ai traversée m’a fait souffrir évidemment, mais grandir aussi, ça fait partie de moi désormais et je pense que je vais voir les choses différemment, du côté de la carrière personnelle comme à l’Orchestre. Faire seulement une carrière de soliste, j’y avais renoncé très tôt, parce que je ne voulais pas être seule. Si j’avais vraiment voulu, je l’aurais faite ; est-ce que je l’aurais réussie, je n’en sais rien. A mon époque, au Conservatoire, il fallait être soliste. Je me souviens de la tête de mon professeur quand je lui ai annoncé que je préparais le concours d’entrée à l’Ensemble Orchestral de Paris.Mon identité n’était pas de mener une carrière de soliste. J’adore me produire en soliste, mais ce qui me rend le plus heureuse, c’est de varier les activités : j’y trouve mon oxygène !
 
L’équilibre que j’ai trouvé avec d’une part l’OCP et le travail de fond avec des gens intéressants et qui me plaisent et, de l’autre, ce que je construis avec ma sœur Sarah (de deux dans l’aînée de Deborah, Sarah Nemtanu est premier violon solo de l’Orchestre national de France depuis 2002, ndr), avec l’accordéoniste Pierre Cussac, ou encore avec la Symphonie de Poche me comble. Il y a eu une pause dans mon parcours. Je n’éprouve pas un sentiment de récupération ou de revanche ; je me dis que ça fait partie de mon chemin et que désormais je vais raconter autre chose. J’ai vraiment cru à un moment qu’il me faudrait faire le deuil de mon métier de musicienne et je ne goûte que plus intensément de pouvoir me lancer dans tous les projets en cours.
 
Pour conclure, dites m’en un peu plus sur le programme « Furiant » que vous avez enregistré pour Mirare avec la Symphonie de Poche de Nicolas Simon.
 
Le thème de Folle Journée 2024 sera celui des « origines » et mettra entre autres en lumière les influences de la musique folklorique sur la musique savante. Un thème qui me parle et que j’ai voulu illustrer en enregistrant les Airs bohémiens de Sarasate, la 1ère Rhapsodie de Bartók, Tzigane de Ravel, mais aussi la formidable Ballade du Roumain Ciprian Porumbescu (1853-1883), tout cela dans des arrangements très réussis comme la Symphonie de Poche en a le secret. Le programme s’ouvrira sur la 8Danse slave de Dvorak, qui donne son titre au disque : « Furiant ». J’aime tous les répertoires, mais avec celui-ci je suis « à la maison », ce sont mes racines. Je connais Nicolas depuis l’époque du Conservatoire – nous étions tous les deux dans la classe de Gérard Poulet –, il est formidablement impliqué ; c’est une évidence et un immense bonheur pour moi que de travailler avec lui !
 
Propos recueillis par Alain Cochard le 4 octobre 2023
 

(1) 1 CD Mirare (sortie officielle le 26 janvier 2024)
 
 (2) www.concertclassic.com/article/maxim-emelyanychev-et-lorchestre-de-chambre-de-paris-au-theatre-des-champs-elysees-hommage
 
 
 
Orchestre de chambre de Paris, dir. Matthias Pintscher Deborah Nemtanu et Jossalyn Jensens
 23 novembre 2023 – 20h
Paris – Théâtre des Champs-Elysées

www.theatrechampselysees.fr/saison-2023-2024/orchestre-de-chambre-de-paris/orchestre-de-chambre-de-paris-65
 
Folle Journée 2024 – 31 janvier - 4 février
www.follejournee.fr/fr/page/thematique-et-programme
 
 
Photo © Joachim Bertrand

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