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​Rena Shereshevskaya et ses élèves au Festival de Menton 2022 – Révélations – Compte-rendu

De Fazil Say à Mathias Goerne, d’Alexandre Kantorow à Pierre-Laurent Aimard ou Christophe Rousset, les noms d’artistes célèbres ne manquaient pas une fois de plus à l’affiche du 73e Festival de Menton. Reste que l’un des grands atouts de la programmation conçue par Paul-Emmanuel Thomas est de savoir aussi inciter les auditeurs à la découverte. Ils ont été nombreux à répondre à l’appel pour entendre des élèves de Rena Shereshevskaya à l’occasion d’une « Nuit du piano » qui faisait suite à des masterclasses données par l’éminente pédagogue – en activité à l’Ecole Normale de Musique-Alfred Cortot.
De Rémi Geniet à Alexandre Kantorow, en passant par Lucas Debargue, Shereshevskaya a contribué à l’affirmation de remarquables personnalités musicales. Après cette « Nuit du Piano », on sait qu’il convient désormais d’ajouter deux noms à cette liste : Slava Guerchovitch (photo) et Dmitry Sin.
 

Rena Shereshevskaya © DR
 
Déjà à Menton en 2017

 
Né en 1999, passé par l’Académie de musique Rainier III de Monaco puis par la classe d’Hortense Cartier-Bresson au CNSMDP, distingué par le 28Concours international d’Epinal en mars dernier, Slava Guerchovitch travaille depuis trois ans auprès de Rena Shereshevskaya. Sa présence cette année à Menton a réveillé de beaux souvenirs chez les habitués du Festival : dès 2017, Paul-Emmanuel Thomas, qui suit depuis très longtemps les progrès du jeune pianiste français, l’avait en effet invité dans le  « Off »  de la manifestation. Cinq ans sont passés et les précieux conseils de la pédagogue ont enrichi un interprète auquel revient d’ouvrir la soirée.
 

Slava Guerchovitch © Patrick Varotto

Magie sonore
 
Barcarolle de Tchaïkovski (le n° 6 des Saisons) : d’emblée la richesse et la longueur de son du pianiste s’imposent, toute comme sa capacité à prendre le temps, à soigner le détail tout en demeurant d’une totale simplicité. La magie sonore ne fait que s’accroître avec Debussy et quelques Préludes tirés du Livre I, suivis des Jardins sous la pluie. Alliance de l’abstraction et du sensible (Voiles, Des pas sur la neige), intensité du coloris (Les collines d’Anacapri), admirable aptitude à saisir et restituer l’énergie mystérieuse de la musique (Ce qu’a vu le vent d’ouest, La cathédrale engloutie), à laisser parler les sons sans le moindre artifice (La fille aux cheveux de lin), sans la moindre complaisance « impressionniste » : la relation de Guerchovitch avec le compositeur français est marquée du sceau de l’évidence. Vivement une intégrale des Préludes sous ses doigts ! La même réflexion vient à l’esprit à propos des Goyescas de Granados tandis que l’on cède à l’ensorcelante poésie avec laquelle un jeu évocateur et raffiné distille La jeune fille et le rossignol ...
Changement total de climat en conclusion avec la Dante de Liszt. Rien ici du tape-à-l’œil virtuose que d’aucuns infligent parfois à cette pièce, mais une vision, formidablement dominée, au cours de laquelle le matériau sonore, façonné avec un art consommé, est continûment l’allié de la construction et le l’expression. Saisissant !   
 

Dmitry Sin © Melissa Lesnie

L’intelligence et le cœur
 
De cinq ans l’aîné de Slava Guerchovith, Dmitry Sin est passé par l’Institut Gnessin de Moscou avant de venir étudier avec Rena Schereshevskaya à l’Ecole Normale et il y a près d’une dizaine d’années qu’il travaille auprès d’elle. Il a obtenu le 6Prix du Concours Reine Elisabeth l’an dernier.
La 33Sonate en ut mineur (Hob. XVI: 20) de Haydn le montre concentré et immédiatement en prise avec la jubilation intellectuelle qui anime la musique. La maîtrise formelle, l’attention prêtée à la clarté de l’articulation n’affectent aucunement l’expression (merveilleux Andante con moto) au cours d’une interprétation où l’intelligence et le cœur cheminent de conserve. S’ensuivent les Nocturnes op. 62 de Chopin ; les deux dernières incursions du Polonais dans une forme qu’il a su amener à un rare degré de décantation. L’art du timbre – que Shereshevskaya sait si bien développer chez ses élèves – de Dimitri Sin lui permet de saisir l’essence profonde d’une musique d’une prodigieuse modernité. Et le bel canto sublimé de se muer en parfum de musique ... Envoûtant.
 
 
Sidérante maîtrise
 
Au Chopin tardif, succède un Rachmaninov plutôt précoce avec la Sonate n° 1en ré mineur (1907), œuvre surabondante dans laquelle peu d’interprètes osent s’aventurer – autre paire de manches il est vrai que l’archi-rebattue 2Sonate. De la classe de Rena Shereshevska, Dimitri Sin est le seul avec Alexandre Kantorow à avoir abordé cet ouvrage sous la conduite de la professeure ... Depuis Kantorow, qui a beaucoup défendu l’Opus 28 à ses débuts – et avec quel art ! –, on n’avait pas entendu un interprète capable de tenir la barre avec autant fermeté sur pareil océan de musique. D’un bout à l’autre, même dans les plus torrentiels déferlements de virtuosité, l’interprète garde la cap et ne perd pas une seule seconde le fil directeur : sidérante de maîtrise, l’interprétation touche sa cible avec un lyrisme puissant, ne confondant jamais sentiment et sentimentalité. 
 

Duo Beatrice (à dr.) & Eleonore Dallagnese © Patrick Varotto

 
Duo fusionnel

Entre Guerchovitch et Sin, la « Nuit du Piano » aura aussi permis de découvrir le duo à quatre mains formé par Beatrice et Eleonore Dallagnese (deux sœurs jumelles nées en 2000), premier prix du Concours international de Piano à quatre mains de Monte Carlo en 2017, qui ont rencontré pour la première fois Rena Shereshevskaya à l’occasion de sa venue à Menton. La parfaite gémellité des deux pianistes italiennes se reflète dans un jeu (sans partition) extrêmement fusionnel. On lui reprochera un peu trop de sagesse, comme en témoignent des Schubert (Fantaisie en fa mineur, Allegro « Lebenstürme ») très lisses et des Danses hongroises de Brahms (nos 1, 2, 4  & 8) que l’ont eût aimé d’une humeur plus « canaille ».
 

David Lefèvre, Rena & Victoria Shereshevskaya 
 
Quand Rena retrouve Victoria

 
Rena Shereshevskaya n’était pas seulement présente à Menton comme professeure. On a aussi eu le bonheur de la découvrir dans le rôle d’accompagnatrice – et quelle ! – lors d’un récital de mélodies françaises et russes donné avec sa fille Victoria, mezzo-soprano. Sur le thème « De l’amour », les deux artistes ont exploré des pages parfois très connues (L’Invitation au voyage de Duparc, Tristesse de Fauré), mais souvent plus rares, réservant des moments tendres et charmeurs (Coccinelle de Bizet, L’amour captif de Chaminade) ou profondément émouvants, que se soit dans la prégnante langueur de Nuit (A. Rubinstein), l’ardeur de la Romance espagnole (Medtner), l’élan passionné de Réponse (Rachmaninov) ou le désarroi de la jeune femme promise au mesquin veillard dans Katerina, admirable miniature de Prokofiev dont le sujet se retrouve dans N’étais-je qu’un pauvre petit brin d’herbe, longue pièce de Tchaïkovski sur un texte de Sourikov, intensément vécue par la chanteuse. Elle restera comme l’un des moments les plus forts d’un récital que concluaient les rares 4 Mélodies sur des poèmes de Tagore de Mikhaïl Ippolitov-Ivanov (1859-1935). Le violon de David Lefèvre s’y est joint au duo pour une interprétation aussi vivante que nettement caractérisée en chacune de ses parties.

 
N’oublions pas le piano !
 
Enfin, on s’en voudrait de conclure sans saluer ... le piano que Rena Shereshevskaya et ses élèves ont eu à leur disposition : le CFX Yamaha « nouvelle génération » (d'un format exactement identique au premier CFX, il a subi des modifications sur le plan des bois utilisés et de la mécanique). L’instrument présent à Menton est arrivé du Japon en avril dernier. Encore très « jeune » donc ; il révèle une déjà exceptionnelle aptitude à suivre l’exécutant jusque dans ses moindres intentions, sur toute l’échelle dynamique, avec un riche médium et des aigus lumineux, jamais clinquants. Après la révolution du CFX, sorti en 2012, l’arrivée de la version 2022 promet de rebattre les cartes dans le domaine du grand-queue de concert.
 
Alain Cochard

Menton, Palais de l’Europe, 7 & 8 août 2022
 
Photo © Patrick Varotto

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