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Portrait baroque - Henry Purcell, l’Ange du Baroque

« Depuis qu’elle repose entre les mains expertes de Mr Purcell, la musique est parvenue à une perfection jamais atteinte auparavant en Angleterre » (John Dryden). C’est que l’Orphée britannique, né voici trois siècles et demi, a comme inscrit dans ses gênes le génie prosodique et expressif de la langue anglaise. Au gré d’une fusion intime des mots et des notes, alchimie savante où il s’avère sans rival.

Né dans une famille de musiciens (son père, Henry Purcell senior, était « gentilhomme » de la Chapelle royale et maître de chœur à Westminster), on ne lui connaît qu’une seule passion, un dévouement fondamental, à l’église comme au théâtre, à l’art musical. Ce dont témoigne une production qui, bien qu’interrompue par une mort précoce (36 ans, soit, à quelques mois près, l’âge de Mozart), aborde tous les genres, tous les styles, et honore avec une égale ferveur Dieu, les muses et les hommes.

A la fois symbole de l’école insulaire et incomparable artisan des « goûts réunis » de l’époque : l’anglais, via l’héritage des polyphonistes élizabéthains, le français, à travers Lully et les Lullystes, et le nouveau style instrumental italien, Purcell sera vite salué comme le musicien officiel de la monarchie outre-manche. Admis dans la chapelle de Charles II, dirigée par le fameux Capitaine Cooke, puis par Pelham Humphrey, il y est compositeur « ordinaire » du souverain en 1677, avant d’être très tôt reconnu comme le premier maître de son temps.

Dès lors, l’histoire de sa vie se confond avec celle de son œuvre (marié à une certaine miss Frances qui fut une compagne dévouée, il en aura six enfants, dont deux seulement atteindront l’âge adulte).

Rallié aux nouveaux monarques (Guillaume III et la reine Mary, fille de Jacques II chassé du trône en 1688), il ne va plus cesser, jusqu’à sa mort, d’être sollicité par les commandes privées et celles des théâtres, indépendamment de ses activités à la cour.

Dans cette production, le théâtre surtout importe, pour lequel il laissera une imposante moisson lyrique : opéra (Dido and Aeneas), semi-opéras, musiques de scène diverses et masques, ce genre spécifique de la scène anglaise où triomphe son génie lyrique, l’un des premiers du XVIIème siècle.

Didon : un fabuleux destin de femme

J’ai nommé Didon et Enée, seul opéra, au sens propre du terme, qu’il ait écrit ; un chef-d’œuvre baroque absolu, hélas demeuré sans descendance. La musique y est comme saturée de signes (de ce point de vue, on songe à l’Orfeo monteverdien), mais n’existe en fait qu’à travers un seul rôle : celui de Didon qui enchâsse comme en un écrin un fabuleux destin de femme.

Il reste que, représenté vraisemblablement avant 1689 dans une institution de jeunes filles à Chelsea (mais il se pourrait qu’il ait été composé plus tôt, à des fins royales, et donné à la cour de Charles II vers 1684), Didon et Enée ne doit pas occulter le répertoire des semi-opéras (avec dialogues parlés confiés aux chanteurs) où Purcell se montre pareillement au sommet de son art de musicien et de dramaturge : Dioclesian (tiré de The Prophetess de Fletcher en 1690), King Arthur or The British Worthy (1691, sur un texte de Dryden), The Fairy Queen (1692, très libre adaptation du Songe d’une Nuit d’été shakespearien) et The Indian Queen (1695, à nouveau sur un texte de Dryden).

Dans ce registre, disons hybride, Purcell s’avère un maître de l’étrange et du fantastique – une tradition élizabéthaine déjà présente dans Didon et Enée qui greffe sur l’intrigue une sombre histoire de sorcières sorties tout droit de Macbeth – et son invention rythmique est à l’aise dans le traitement des chœurs et des danses qu’il manie avec une liberté suprême (entre autres, les fascinantes irrégularités métriques du Hornpipe, à l’origine danse de marin à 3/2 ou 3/4). Pourtant, c’est peut-être dans les semi-opéras guerriers que sa veine représentative est au plus haut : effets guerriers de Dioclesian et de King Arthur, ce dernier brûlant d’une vraie flamme patriotique sans préjudice pour les manifestations d’un fantastique dont les sources sont à rechercher chez Lully (les chromatismes et trémolos, procédé alors nouveau en Angleterre, de la saisissante scène du peuple du Froid au 3ème acte, sans doute imitée du Chœur des Trembleurs de l’Isis de Lully et qui confirme Purcell maître-harmoniste au sein du concert baroque).

A la rencontre de Shakespeare

Et puis, il y a The Fairy Queen, autre sommet semi-opératique du Londonien. Une musique toute bruissante des rumeurs du monde séduit ici, génératrice d’un climat poétique subtilement accordé, malgré la faiblesse de l’adaptation, à la fantaisie fondamentale de Shakespeare. Cependant que de proportions plus réduites, l’Indian Queen – achevée à la mort du compositeur par son frère cadet Daniel – nous montre derechef un Purcell au sommet de son savoir-faire, mêlant émotions et états d’âme sur fond de luttes imaginaires entre Incas et Aztèques, avec à nouveau l’intrusion du fantastique dans l’action (le personnage du magicien Isméron).

Venons-en au musicien d’église, auteur d’une admirable production pour le culte anglican. A commencer par les Anthems destinés, soit à l’abbaye de Westminster (où Purcell était organiste depuis le départ de son mentor et ami John Blow), soit à la Chapelle royale. Notre compositeur y reste profondément marqué par la glorieuse école élizabéthaine et jacobéenne qu’il avait étudiée durant ses années d’apprentissage, mais, bien entendu, il adapte les modèles qu’il s’est choisis (Byrd et Gibbons, entre autres) aux exigences expressives nées du nouveau style italien, imposant un instinct métrique et un sens de l’écriture syllabique qui, comme dans ses odes profanes et sa production lyrique, se fait l’exact reflet de l’accent tonique, si mouvant, de la langue anglaise. Composées pour les effectifs les plus divers, de la voix seule au chœur avec orchestre, trompettes et timbales, outre la basse continue, ces pages, auxquelles il faut ajouter une cinquantaine de Devotional Songs, campent un décor sonore rare , à l’aise dans le surnaturel (la fascinante Witch of Endor) comme dans la pompe et le faste (l’Anthem pour le Couronnement de Jacques II en 1685 ou le Te Deum et Jubilate en ré de 1694 qui cède à une virtuosité exubérante dans les effets et mélismes de la ligne de chant et l’agilité déjà haendélienne des parties de trompette). Et l’on n’omettra pas le bouleversant Service Funèbre pour la reine Marie, morte de la variole le 28 décembre 1694.

Apothéose pour Sainte Cécile

Enfin, en symétrie à cette production sacrée, il y a les nombreuses odes de l’auteur profane, avec, à la fin de son existence, une guirlande incontournable : d’abord, la grande Ode à Sainte Cécile « Hail, bright Cecilia » de 1692, commande de la Musical Society de Londres ; une musique d’apparat où le génie moderne et représentatif de l’auteur est à la fête. Et, tout autant, les odes composées, chaque année, pour l’anniversaire de la reine Mary, femme de Guillaume III (dans ce registre, Come Ye, sons of Art est une réussite insigne qui marie l’élan dynamique à la mobilité des rythmes et au bonheur mélodique et poétique). Sans oublier les festives Stage Musics (Musiques de scène) où l’inspiration purcellienne reste au plus haut (Abdelazer or The Moor’s Revenge, aux scansions stimulantes).

Aussi bien, il n’est pas de répertoire que le très inventif Sir Henry n’ait marqué de sa personnalité. Ainsi de ses Songs sur des basses obstinées (ground) qui sont d’extraordinaires miniatures où émotion et savoir-faire ne font qu’un, où le chant atteint à une intériorité véritablement magique dans la confession (O Solitude que l’auteur décrit comme « une chose très facile à réaliser » et l’hypnotique Music for a while, toutes deux immortalisées par le très regretté Alfred Deller). Et il faudrait aussi évoquer les canons, catches, glees et autres truculentes chansons de taverne qui se réfèrent, là encore, à l’art du passé, mais réactivé par une réjouissante veine populaire. Sans parler du domaine instrumental où certes la part du claveciniste reste modeste et celle de l'organiste limitée à 5 voluntaries et 1verse,mais où la voix des violes se fait précieuse dans les Fantaisies et In Nomine de 1680 qui disent la nostalgie de l'auteur pour l'âge d'or élizabéthain et jacobéen, à l’opposé du modernisme des Sonates en trio de 1683, voulues « comme une imitation fidèle des plus célèbres maîtres italiens » (comprenons Corelli). Deux derniers aspects qui nous montrent plus que jamais un Purcell à l’écoute du vécu des hommes. Et qui nous font toujours plus regretter tout ce que ce créateur surdoué eût encore apporté à la musique, si le temps lui en avait été donné.

Roger Tellart

Photo : DR
 

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