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Portrait baroque - Georg Friedrich Haendel (1685-1759)

On a peine à imaginer aujourd’hui ce que fut le désir d’Italie pour les musiciens de l’âge baroque. Surtout pour les auteurs d’opéras, conscients que la destinée du genre se jouait là, depuis un certain Orfeo fondateur, composé en 1607 par Monteverdi, maître de chapelle à la cour des Gonzague à Mantoue.

Un siècle plus tard, la leçon opératique vient toujours de la péninsule, dispensée par les créateurs qui, à Naples, Rome et Venise, écrivent alors la riche histoire de l’opéra seria. Une histoire aussitôt imitée dans les principaux pays d’Europe, à l’exception de la France, terre de la tragédie lullyste.

Dans ce décor effervescent, un jeune Saxon d’à peine vingt ans, Georg Friedrich Haendel, montre des dispositions hors du commun, après avoir été formé par l’excellent Zachow à Halle.

Pourtant, contrairement à Bach, son exact contemporain, on ne trouve aucun musicien dans sa famille (d’origine silésienne, mais ancrée à Halle depuis deux générations). Sauf que des encouragements décisifs lui sont venus de sa mère et de sa tante, conquises par ses dons au clavecin et à l’orgue.

Pèlerinage italien

Répondant à une invitation du Grand-duc de Toscane, Gian-Gastone (qui venait d’applaudir au succès de son opéra Almira à Hambourg), Haendel gagne Florence à l’automne 1706, première étape d’un pèlerinage aux sources lyriques dont toute sa carrière va se trouver changée.

Dès le triomphe de Rodrigo, donné dans la cité des Médicis en 1707, la maîtrise du Signor Tedesco impressionne, non seulement par sa science de l’écriture, mais aussi par sa virtuosité d’interprète (clavecin, orgue, violon, hautbois, etc.). Des atouts stimulés par une curiosité naturelle qui lui ouvre toutes les portes. A Rome surtout, où il fréquente princes, cardinaux et musiciens, à l’écoute des musiques nouvelles qui s’y jouent et tout en composant beaucoup lui-même (le puissant psaume Dixit Dominus et de nombreuses cantates qui, jointes à ses premiers opéras, assoient sa réputation à la scène).

Proche des premiers musiciens du temps – parmi lesquels Corelli et les deux Scarlatti père et fils - il est reçu dans les plus grandes familles, ainsi qu’à la célèbre Académie d’Arcadie où il rencontre les cardinaux Pamfili et Ottoboni dont la protection lui sera précieuse (c’est pour le second qu’il écrit les oratorios La Rezurrezione et Il Trionfo del Tempo e del Disinganno), cependant que son opéra Agrippina, créé fin décembre 1709 à Venise, lui apporte l’un des triomphes les plus retentissants de sa carrière, marquant une nouvelle avancée en italianité et en dramatisme.

A-t-il songé, dans le même temps, à tenter sa chance à Paris, comme l’a supposé naguère Félix Raugel ? Toujours est-il qu’il regagne l’Allemagne quelques mois plus tard, pour entrer au service de la cour de Hanovre, où il succède à Agostino Steffani, chanteur, organiste et compositeur ami retrouvé à Rome. Un nouveau chapitre s’ouvre dès lors dans sa vie, qui va déboucher sur les rayonnants chefs-d’oeuvre de la période insulaire, avec un changement significatif de statut quand l’Electeur de Hanovre devient roi d’Angleterre en juin 1714. Pour autant, l’acquis des années transalpines ne doit pas être minimisé, à qui l’ensemble de sa production doit sa rayonnante vocalité. Un trait qui ne se démentira pas jusque dans ses emprunts - langue, livrets et structures formelles (Anthems) - à sa nouvelle patrie.

Une œuvre miroir de son siècle

Grand, corpulent, plein de feu, Haendel s’impose à nous comme un tempérament d’abord physique. Dramaturge également à l’aise dans l’urgence et l’instant psychologique, travailleur acharné, il compose vite (Le Messie est écrit en 24 jours, Israël en Egypte en 28 jours), quitte à se remettre souvent en question (les nombreuses corrections de ses manuscrits en témoignent), nous laissant une œuvre abordant tous les genres (opéras, oratorios, cantates, passions allemandes, psaumes et motets en latin, anthems, sérénades, odes, sonates, concerti et concerti grossi dans le sillage de Corelli, pièces pour clavecin et pour orgue, sans oublier les universelles Water Music et Music for the Royal Fireworks). Au sein de cette production foisonnante, où tant de joyaux - surtout en France - restent à découvrir (mais reconnaissons que cette année-anniversaire 2009 nous aura rendu le monument plus familier), l’œuvre lyrique profane et sacrée occupe évidemment la première place. Haendel y parle le langage de son époque, en mélodiste et en rythmicien ouvert à la tradition nationale via Purcell ; et en européen aussi, à l’écoute des styles du temps (ainsi l’ouverture lullyste à la française). Ses opéras – comme déjà dit - empruntent essentiellement à l’Italie : couleurs, vocalité et cette dimension visuelle qui soudain peut transformer l’instant amoureux en images d’effroi (de ce point de vue, Giulio Cesare, Tamerlano, Teseo, avec le sulfureux personnage de Médée, et surtout Ariodante, avec l’aria magique Scherza Infida, sont des sommets de théâtralité). Cependant que l’expert en affects belcantistes y est à l’œuvre, au même titre que le Palermitain Alessandro Scarlatti ou le Vénitien Vivaldi, ces autres maîtres de la scène.

Enfin et surtout l’oratorio, où, sur des livrets souvent anglais, s’épanouit, plus encore peut-être que dans l’opéra seria (où les cabales, castrats à la mode à l’appui, ne lui furent pas épargnées), sa pensée inventive, en phase avec les grandes figures tirées des Ecritures. Une inoubliable galerie de portraits vibre là, où les amateurs n’ont que l’embarras du choix entre les chefs-d’oeuvre. Ainsi de l’incontournable Messie, célébration et méditation devenue symbole dès sa création en Irlande en avril 1742 ; ou d’Israël en Egypte (1738), autre temps fort du militantisme haendélien venant après une période de dépression marquée par la maladie (une attaque avec paralysie), et contant en 28 chœurs fascinants « l’histoire d’un peuple, et non d’un homme ».

Le sommet spirituel et expressif demeurant sans doute cet ultime Jephtha terminé de sa main en 1751 et qui dessine dans la douleur le rôle-titre, condamné à la suite d’un vœu imprudent, à être le bourreau de sa propre fille. Tant il est vrai que le généreux Saxon, pourvoyeur, sans qu’il y paraisse, de sonorités nouvelles à l’orchestre, et d’un pressentiment, disons pré-romantique aux voix, n’est jamais plus vrai que dans le geste de défi qu’il se lance parfois à lui-même, justifiant l’admiration d'une postérité quasiment unanime à son endroit (les jugements de Haydn, Beethoven et Liszt, entre autres).

Roger Tellart

Photo : DR
 

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