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Pelléas et Mélisande selon Benjamin Lazar à l’Opéra de Montpellier – Deux morts en ce jardin – Compte rendu

 
C’est dans une forêt que le metteur en scène Benjamin Lazar a choisi d’installer le Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, une nature ambivalente tour à tour territoire de chasse, parc et jardins de château, sous-bois inquiétant, grotte glacièren … Au fond, la toile peinte d’une futaie, devant, quelques troncs éclairés, beaucoup de végétation – nous sommes dans un royaume d’Allemonde qui tient beaucoup de la grande propriété bourgeoise. Voici pour l’unité de lieu.
 

© Marc Ginot

Pour l’époque – puisqu’on aura beau dire et beau faire, une époque s’impose toujours sur une scène, historique, mythique, contemporaine ou hybride, ne serait-ce que par la puissance d’évocation du costume – ce sera fin de siècle, le XXe, mode des années soixante-dix à l’appui. Et fin de règne au sein de cette famille bourgeoise qui a vécu des jours meilleurs et des généalogies moins déviées. On connaît de ces milieux qui se souviennent des grandes heures de naguère en dissimulant sous les tentures les taches d’humidité et en détournant la tête des taches d’hérédité. Le drame de Maeterlinck revivifié par Debussy n’en sort pas défiguré, au contraire : la distance est suffisante pour justifier le verbe précieux tout en hissant l’histoire d’amour vers un universel à la portée de notre époque. L’amour à mort de Pelléas et Mélisande, lui en fils de bonne famille, elle en énigmatique malheureuse pour qui l’on se damnerait, ce qui d’ailleurs ne manquera pas d’arriver, semble dans cette production exacerber les passions adolescentes. D’où l’incarnation idéale du couple, du moins selon ce point de vue.

© Marc Ginot
 
Aux premiers mots qu’elle chante, « Ne me touchez pas, ne me touchez pas », la Mélisande de Judith Chemla, actrice et non cantatrice, est sidérante de justesse – ce n’est pas seulement une question de hauteur de note mais de hauteur de jeu. On ne pourra jamais mieux la décrire que par l’heureuse formule trouvée dans Le Figaro à propos de sa Didon, autre femme sublime et enfantine : « Elle chante comme elle respire ». Et ça change tout. Aux émotions ressenties, à la profondeur intime du drame, à la sensation de croire à cette histoire de désir interdit, d’amour coupable, qui semble aller de luminosité en luminosité jusqu’à la nuit finale. Marc Mauillon est un Pelléas du même registre, baryton solaire et phrasé naturel, avec la pointe de maniérisme qui sied bien à ce jeune homme qui se découvre sans pour autant se débarrasser de son éducation ni de son jacquard. Ce naturel juvénile partagé donne à la scène de la Tour à l’acte III – scène impossible en général, avec sa métaphore et sa perruque de carnaval – une rare intensité érotique, la peau de Mélisande jouant sous les mains de Pelléas le rôle autrement symbolique de la longue chevelure.
 

© Marc Ginot
 
Le petit Yniold de Julie Mathevet, réfugié dans son enfance tourmentée, fait le lien avec la pénombre des autres membres de la famille. Quand, au lever de rideau, le Golaud d’Allen Boxer arpente lampe à la main la forêt dont en effet il ne pourra plus sortir, on pense moins au prince héritier du royaume qu’au garde-chasse du domaine. Fruste et frustré, jusque dans la voix parfois submergée par l’orchestre, ce Golaud-là annonce qu’il tuera simplement parce que c’est l’usage, tandis que Vincent Le Texier en Arkel semble surtout s’émouvoir de ce qu’on ne doit pas se comporter comme ça chez lui. Ils font la paire tous les deux ! Jusqu’au long dernier acte où l’assassin endimanché se rend plus insupportable encore par le harcèlement de son épouse à l’agonie, et où le patriarche semble avoir sauvé l’essentiel : la lignée. Est-ce parce que l’on sait que Debussy a essayé en vain de mettre en musique Edgar Poe que l’on devine dans cette famille quelque chose de La Chute de la Maison Usher ? Avec, peau blanche et regard noir d’enfant affolé, Mélisande en morte-vivante ? La surprise dramaturgique de cette production, donnée à Montpellier pour la première fois en France après Malmö (1) et Karlsruhe, tient dans le renversement des hiérarchies. Mélisande n’est ni sainte ni sorcière mais femme au bord de la noyade, Pelléas assume la cruauté des adolescents amoureux, manipulateur tant il est sûr de son charme – il râle de ne pas recevoir assez quand Mélisande se donne entière – et l’on finit par se demander qui dans cette famille est le premier de cordée, et si Golaud en tuant son jeune demi-frère ne sauve pas son droit d’aînesse.
 

Kirill Karabits © Conrad Cwik
 
On s’aperçoit qu’on a surtout parlé de théâtre. Sans doute parce que l’Orchestre national Montpellier Occitanie, sous la direction de Kirill Karabits, tend à se faire idéalement oublier – c’est à dire qu’il ne flambe pas pour incendier le plateau, qu’il ne peint pas impressionniste, il est beau, nervuré, ondoyant, exactement là où Debussy le voulait, là où se rejoignent direction musicale et direction d’acteur : au centre, indispensable et discret, toujours au service du drame, ce presque rien des âmes.
 
Didier Lamare

 
(1) La mise en scène de Benjamin Lazar, avec Marc Mauillon en Pelléas et Jenny Daviet en Mélisande, l’Orchestre de l’Opéra de Malmö sous la direction de Maxime Pascal, est disponible en DVD & Blu-Ray (BelAir Classiques, 2017)
belairclassiques.com/catalogue/debussy-pelleas-melisande-lazar-pascal-mauillon-daviet-dvd-blu-ray
 
 
Debussy : Pelléas et Mélisande  - Montpellier, Opéra Comédie, 11 mars 2021
www.opera-orchestre-montpellier.fr/evenement/pelleas-et-melisande-3
 
Photo © Marc Ginot

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