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Pelléas et Mélisande à l’Opéra national du Rhin – Insoutenable beauté – Compte-rendu

© Klara Beck
Il n’y a pas de tour, point de chevelure qui en tombe. Il n’y a pas de mer, ni de grotte ; point de forêt ou de château. Le royaume d’Allemonde se résume à un portique gris et à des plateaux tournants qui font se mouvoir les personnages. Pas de décors ? Alors pas d’interludes orchestraux - ajoutés par Debussy pour les longs changements de plateau précisément, lors de la création à l’Opéra-Comique en 1902.
Barrie Kosky part en effet d’un principe simple : toutes les images, aussi belles et oniriques soient-elles, sont dans la musique si novatrice de Debussy. De plus, les personnages chantent, déclament et décrivent ce qu’ils voient, ce qu’ils ne voient pas, ce qu’ils entendent, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils ne comprennent pas, dans le livret si poétique de Maeterlinck.
 
  © Klara Beck–OnR

Le metteur en scène (par ailleurs directeur de la Komische Oper Berlin) fait le choix assumé de ne rien appuyer qui n’existerait déjà, mais travaille au contraire sur le dépouillement, les lumières – chaude, froide, glacée, blanche (signées Klaus Grünberg) –, le caractère profondément intime d'une œuvre qu’il dit « raffinée et fragile, […] ; un monde musical chuchoté, délicat, entre effroi et beauté comme les textes d’Edgar Poe auxquels s’ajoute l’érotisme de Francis Bacon ».
Il en ressort des émotions crues et cruelles, bien loin du symbolisme naïf ou de l’impressionnisme musical pâle et vaporeux que l’on associe parfois à la partition. Ce Pelléas-là se révèle d’une incroyable violence (déclarée ou non) entre peur, extase, amour, jalousie, effroi, horreur même. Insoutenable huis clos : prisonniers d’un traumatisme originel, les personnages sont enfermés et se noient dans le château labyrinthique de leurs sentiments et de leurs contradictions, de leur famille et de leurs terribles secrets.
 

© Klara Beck–OnR

Une vision si exigeante nécessite non seulement d’excellents chanteurs, mais aussi des comédiens hors pair : distribution exceptionnelle que celle réunie par l’Opéra national du Rhin. A commencer par la magnifique Mélisande d’Anne-Catherine Gillet qui impressionne par son expressivité, la délicatesse de sa voix et de ses phrasés, l’infinie poésie qu’elle transmet. Mélisande, au cœur des enjeux et des désirs, se révèle d’une extraordinaire sensualité et nous rappelle ici la grâce et la puissance des personnages de Wedekind dans l’Eveil du Printemps.
Golaud, souvent réduit au noble grisonnant et « méchant » prend ici une épaisseur et une profondeur dramaturgique incroyable. Le « petit père » nous inspire de la tristesse, puis nous effraie de plus en plus jusqu’à en devenir franchement ignoble : Jean-François Lapointe bouleverse et teinte sa voix de toutes les colères rentrées qui rejaillissent au cours du drame.
Pelléas n’est pas ici un beau prince mais un être perdu au milieu de cette violence, de cet amour interdit qui l’aimante malgré lui. Martyre, Pelléas qui, lui, ne ment jamais, est tué des mains de son propre frère. Jacques Imbrailo, baryton sud-africain encore méconnu en France (il a été révélé à Glyndebourne dans Billy Budd il y a une dizaine d’années) incarne avec justesse un Pelléas apeuré par ses propres sentiments.
Vincent Le Texier se montre parfaitement effrayant dans le rôle d’Arkel, tout comme Marie-Ange Todorovitch en Geneviève dévastée, impuissante. Bravo à Gregor Hoffmann pour son Yniold. Ce jeune soliste du Tölzer Knabenchor n’a pas rôle facile et force l’admiration tant vocalement que scéniquement.
 

Franck Ollu © Jean-Jacques Ollu

Dans la fosse, que de mouvements, de textures, de tensions et de suspensions ou de silence ; l’Orchestre philharmonique de Strasbourg dirigé par Franck Ollu, un artiste rompu au répertoire contemporain, se révèle à la hauteur de l’enjeu. Tout à la fois intime, lisible et contrastée, son approche s'accorde idéalement aux options dramaturgiques.

On n’aura pas vu le Pelléas signé Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet qui devait être accueilli en ce début de saison à l’Opéra national du Rhin et auquel Eva Kleinitz a dû renoncer, pour des raisons de sécurité. On se réjouit d'avoir pu découvrir la production expressionniste de Barrie Kosky, créée il y a un an à Berlin, et admirablement reprise à Strasbourg avec une distribution très majoritairement française, qui croit en ce qu’elle chante, en ce qu’elle dit.
Encore cinq dates, dont deux à Mulhouse : n’hésitez pas !
 
Gaëlle Le Dantec

Debussy : Pelléas et Mélisande – Strasbourg, Opéra, 21 ocobre ; prochaines représentations les 23, 25, 27 octobre (Strasbourg) & les 9 novembre et 11 novembre 2018 (Mulhouse – La Filature) // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2018-2019/opera/pelleas-et-melisande
 
Photo © Klara Beck - OnR
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