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Parsifal au Staatsoper de Berlin dans le cadre des Festtage - Wagner, Barenboim, Tcherniakov : splendide trio - Compte rendu
Pléthorique, magnifique comme toujours, le menu des Festtage proposé par Daniel Barenboim sur les deux scènes majeures de Berlin : d’emblée le chef polyculturel, mais enraciné dans la vie allemande, dit son amour pour Boulez, dont on célèbre les 90 ans. Il le fait avec une admiration passionnée, et avec l’intelligence d’un musicien suffisamment subtil pour pénétrer dans l’univers mental du français qui désaxa la sphère musicale. Une amitié, une complicité entamées à partir de 1964, quand le jeune pianiste joua pour la première fois sous la direction du compositeur.
Pour lui rendre hommage, donc, un concert inaugural dans la salle de la Philharmonie, avec des invités prestigieux, les Wiener Philharmoniker, tandis que les Berliner, eux, sont à Baden-Baden : raffinements sonores inouïs avec le Livre pour cordes, le Memoriale pour flute solo et huit instruments et Explosante-fixe…original pour flûte sono et ensemble. Séduction fragile de l’éphémère, d’un agrégat de sonorités qui ne vivent que de leur résonance et ne laissent de trace que dans le souvenir de l’instant. Impossible de les mémoriser : même le fulgurant Barenboïm tourne les pages de sa partition. Partition qu’il abandonne bien évidemment ensuite pour la 9e Symphonie de Schubert, l’un de ses univers de prédilection, dirigée avec une vigueur survoltée, ce qui lui a valu un nombre incalculable de rappels.
Autre choc de taille, au Staastoper im Schiller Theater, décidément trop exigu avec son petit millier de places, que le nouveau Parsifal confié à Dmitri Tcherniakov, et formidable contraste que celui de la marmite wagnérienne avec les tintements de cristal de la gamme boulézienne. Un choc reçu très favorablement, malgré des huées à l’égard du metteur en scène, et qui laisse sur le souvenir tenace, lourd, d’une superbe et sinistre descente aux enfers. On dira tout de suite l’impeccable travail de lumières, sourdes et pauvres de la crypte lugubre, misérable, où se déroulent les 1er et 3e actes. Tandis que le 2e acte, d’une blancheur crue, montre une sorte de laboratoire où s’agite Klingsor, vieux Coppelius en savates et lunettes, riant comme un enfant débile et cruel. Tous ces tableaux sont admirablement dosés, composés, avec des mouvements qui n’ont rien de convenu.
Mais tout est chaos, folie : qui sont ces pauvres hères privés de femmes, d’où leur œil concupiscent sur Kundry, ces héritiers des chevaliers du graal qui s’agitent dans un trou à rats, autour de leur triste roi dont la blessure saigne et pue ? Gurnemanz leur passe juste une vidéo où il leur explique l’origine de la légende. « On ne sait d’où ils viennent et ce qui leur est arrivé», précise le dramaturge du Staatsoper, Jens Schroth, et il ajoute combien Parsifal lui paraît être « une œuvre malade, sale », et ce malgré l’illumination finale d’un amour pur dans un univers machiste où la femme ne peut qu’affaiblir la toute puissance masculine.
On sait surtout que Tcherniakov est un décrypteur impitoyable de la comédie humaine, qu’il travaille au scalpel, tout en demeurant en apparence inoffensif, car son décor ne heurte pas le regard, même s’il le réveille fortement. Mais ici, bien plus que dans son prodigieux Eugène Onéguine, entièrement psychologique et social ou dans la Fiancée du tsar à Berlin récemment, il s’emploie aussi à fouiller les poubelles de l’histoire: est-ce après une catastrophe guerrière, un cataclysme, qu’il situe ses personnages égarés, attendant un chef ?
Et il n’y aura aucune lumière au bout du tunnel, mais un meurtre, celui de Kundry, assassinée par un Gurnemanz qui ne veut plus d’elle, dans un monde débarrassé de la blessure de la chair pour tomber dans celle pire encore de l’idolâtrie aveugle. Tandis que restent sur scène des hommes titubant, en transe, mains levées. Vont-ils vers un bûcher comme les vieux- croyants de la Khovantchina ? Religion opium du peuple ? Tcherniakov fait sonner ses origines slaves: son monde est celui de la Maison des morts, des doigts gelés dans les mitaines, casquettes et vieux manteaux informes, silhouettes dostoïevskiennes d’humiliés et offensés.
Regard psychanalytique très fort aussi avec ce tableau de fausse innocence pour les filles fleurs : il y fait gambader une troupe rieuse de demoiselles en robes fleuries, chaussettes et cols claudine blancs, très Judy Garland, allant de la toute petite brandissant sa poupée à des adolescentes plus épanouies, autour de Kundry mère et amante, et accomplit ce cycle féminin que le machisme wagnérien détruira d’un coup de lance, celle tenue par un Parsifal randonneur en sac à dos, lequel il ne déposera qu’à son retour chez Gurnemanz.
Vision cruelle, et brillamment partiale, d’une œuvre diaboliquement construite, où Wagner a subtilement équilibré la pourriture de la blessure qui ronge le cœur et la chair des hommes avec un élan mystique dont la mise en représentation accentue le caractère troublant, et ajouté à nos turpitudes le rêve de l’épique pour tenter de les transcender. Mais avec lui, l’enjeu est si complexe que quoi qu’on en fasse, qu’on le serve ou qu’on se serve, ce qui est le cas ici, le festin reste riche.
Mais s’il demeure aussi captivant, c’est à Barenboïm qu’on le doit en premier, Barenboim qui met au service de cet abime de lugubre et troublante beauté toute sa force de persuasion, tout son amour d’une germanité qui ose dire son nom, et particulièrement ici, son intelligente empathie avec le metteur en scène, dont il épouse les partis-pris. Et dire que l’orchestre de la Staatskapelle Berlin n’a rien à envier aux prestigieux Philharmoniker viennois de la veille, est une façon de rendre hommage au travail de titan accompli depuis tant d’années par cet irréductible humaniste, dont la musique est le flambeau.
Puis comment ne pas être bouleversés, transportés par la performance des chanteurs, dont aucun n’a failli un seul instant, à commencer par la sublime Kundry d’Anja Kempe, censée être malade, et qui a jeté dans l’arène le meilleur d’une présence brûlante et d’une voix dont on a peu connu l’équivalent dans ce rôle depuis Christa Ludwig - sans oublier tout de même Waltraud Meier, qui la remplacera dans ce rôle lors des Festtage 2016. Il est vrai que sur le plan de la gestique et des rapports des personnages, Tcherniakov, comme Chéreau, a l’art de rendre expressifs les armoires et les pots de terre, ce qui n’est pas le cas de la belle Anja.
S’il faut une légère réserve, qu’elle soit pour Amfortas, Wolfgang Koch, ampleur à faire tomber les murailles de Jéricho, mais si énorme que les nuances du désespoir en étaient englouties. Pataud à souhait puis tendre et lumineux, Andreas Schager, voix immense à l’admirable articulation, a montré qu’il est un des meilleurs Parsifal possible, et Tomas Tomasson en Klingsor, a, lui, emporté habilement son rôle ingrat, tel que le lui a fait endosser Tcherniakov. Enfin Matthias Höle, toujours aussi majestueux, a ébloui dans la trop courte apparition de Titurel. Quant au Gurnemanz de René Pape, au meilleur d’une forme que l’on sait changeante, il a dominé l’ensemble, large et profond autant que clair, montrant les quatre points cardinaux de ce rôle énorme, encore plus étrange ici qu’à l’ordinaire.
Comme Boulez qu’il aime à citer dans le volume d’hommage paru à l’occasion de ces Festtage, Daniel Barenboïm, avec un tel projet, a bien répondu au mot d’ordre du compositeur : essayer de changer l’attitude des gens.
Jacqueline Thuilleux
Berlin, Philharmonie, concert Boulez-Schubert, 27 mars 2015,
Wagner : Parsifal – Berlin, Staatsoper im Schiller Theater, 28 mars ; prochaines représentations les 3 et 6 avril 2015.
www.staatsoper-berlin.de
Photo © Ruth Walz
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