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Paris - Compte-rendu : Wozzeck à l’Opéra Bastille - Evidence et terreur

Evidemment, les trois quarts du chemin sont fait de l’œuvre au metteur en scène : Christoph Marthaler a beau jeu d’être aussi constamment génial dans sa lecture de Wozzeck. Il n’a pas une virgule de son texte à changer, pas un ajout à y produire, sinon ce silence si musical et surtout si tragique, ou un accord à vide du piano, et pas un de ses principes à renier, jusqu’à son implacable unité de lieu.
Paradoxe, Wozzeck est l’opéra des changements à vue, pour lesquels Berg composa pas moins de douze intermèdes, et pourtant ce décor unique, salle de restaurant communautaire de RDA littéralement cerné par les aires de jeux des enfants, se coule littéralement dans l’atmosphère de l’œuvre. La puissance suggestive de la direction d’acteur fait le reste.

Wozzeck toujours en scène, ou ne la quittant que fugitivement sous l’emprise d’une crise pour y revenir dans la seconde, c’est Simon Keenlyside : subissant le terrible étau de tocs qui lui font repasser le linge du capitaine en lignes droites et séquentielles, et ranger sempiternellement au cordeau des chaussures. Cette détresse fébrile, Keenlyside l’interprète avec rien moins que du génie, et jusque dans sa voix de Liedersänger il va chercher les réserves de puissance et d’émotion que le personnage impose alors même qu’il n’est pas naturellement dans son timbre.

Ce dépassement constant et savamment ménagé de ses moyens vocaux bluffe littéralement, tout comme l’incroyable présence qu’Angela Denoke, décidément actrice avant d’être chanteuse, met à sa Marie dont elle n’a ni les aigus ni l’ampleur. Mais on lui pardonne tout pour ce qu’elle incarne de détresse, de renoncement, d’amertume. Tout, sinon son allemand uniquement en voyelles où pas une syllabe ne se reconnaît alors que son Wozzeck, pourtant britannique, fait chaque mot de Büchner clair et net.

La troupe est admirable, du Capitaine percutant de Gerhard Siegel avec ses vrais aigus claironnés, au docteur obsessif de Roland Bracht, de l’Andres fraternel et perdu de David Kuebler au tambour major dangereux de Jon Villars, sans oublier la silhouette parfaite en pute de Ursula Hesse von den Steinen qui par ailleurs a campé à Lille, dans la production de Sivadier, l’une des plus émouvantes Marie qu’on ait vues.
Les enfants sont omniprésents, Marthaler semble vouloir nous dire qu’ils sont le vrai sujet de Wozzeck, en tous cas les survivants de ce monde de fous. Cette note d’espoir est infirmée dans la scène finale où tous se retrouvent assis aux tables, comme alignés dans une classe d’école, alors que le fils de Marie est au piquet.

En fosse, Sylvain Cambreling produit son propre temps dramatique - assez large on annonce 1h 30 mais on atteint 1h 50 –qui colle parfaitement à celui de Marthaler. L’orchestre gris trottoir sinon pour le baiser de Marie à Wozzeck où le glissando de la harpe s’ouvre comme en un geste magique, renforce la sensation de fatalité qu’exsude cette production magistrale. Décidément l’Opéra de Paris n’en finit pas ces derniers temps de présenter des spectacles marquants.

Jean-Charles Hoffelé

Alban Berg, Wozzeck, Opéra Bastille, le 10 avril, puis les 13, 16 et 19 avril 2008

Réservations à l’Opéra Bastille

Photo : DR
 

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