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​ « Nouvelles Générations » au Festival de La Roque d’Anthéron 2023 – Trois souvenirs de la jeunesse – Notes de concert

 
Arielle Beck - On est très sérieuse quand on a quatorze ans

Robe écarlate, lunettes rondes, Arielle Beck (photo) travaille la matière du piano Bechstein. Elle est loin l’image – minauderie ou spectacle – de l’enfant prodige. Premier Grand Prix à 9 ans du concours international « Jeune Chopin » à Martigny (Suisse) présidé par Martha Argerich qui dit le plus grand bien du talent très remarquable et très sensible de cette petite fille française. On cite autour d’elle quelques formateurs : Anne-Lise Gastaldi, Stephen Kovacevich, Momo Kodama. Dans la Suite bergamasque de Debussy, c’est de l’articulation avant toute chose, sans rien de vague ni de soluble dans l’air. Pas d’éparpillement pour les Davidsbündlertänze, elle tient à distance les hallucinations, maintient la concentration de l’auditeur réfractaire à Schumann par la grâce d’une main gauche impériale. Les Études op. 25 de Chopin, second cahier d’une machine de virtuose à tordre les virtuoses, gagnent sous ses doigts interminables une modernité abstraite : un pressentiment de Steve Reich ici, un côté ragtime là. En rouge et noir, volcanique, Sehr rasch ou Comme venant de très loin, Arielle Beck a le sens des tumultes. Quel est le feu qui brûle en elle ?
 

Eva Gevorgyan © Pierre Morales
 

Eva Gevorgyan - Le grand théâtre en couleur

19 ans, Eva Gevorgyan, la plus âgée des trois pianistes du jour. La plus récompensée aussi, une cinquantaine de concours internationaux dont le « Jeune Chopin » de Suisse. Sur le même piano Bechstein qu’Arielle Beck, contraste saisissant : gravure, sculpture, orfèvrerie de l’une, grand orchestre de l’autre, palette dynamique grand écran, couleurs d’incendie. Chevelure à la Mélisande, langage corporel au diapason du programme slave – Deuxième Sonate de Rachmaninov, Sixième de Prokofiev – c’est le grand récital du soliste « à la Liszt », dont elle fait briller l’orchestration et les airs de diva des Réminiscences de Don Juan. Corne d’abondance, fusées sonores, expressivité des affects : plaisir du genre spectaculaire. Même si l’on y perd en sauvagerie dans la « sonate de guerre » de Prokofiev.
 

Alexandra Dovgan © Pierre Morales

Alexandra Dovgan - Le courage de l’oiseau

C’est une chanson de Dominique A : « Si seulement nous avions le courage des oiseaux / Qui chantent dans le vent glacé ». Soirée de mistral autour de la conque acoustique, il en faut à Alexandra Dovgan, et de la détermination, et le sentiment d’avoir quelque chose de rare à partager. À 16 ans aujourd’hui, remarquée naguère par Grigory Sokolov sorti de sa réserve pour saluer l’âme mature d’une musicienne dans un corps d’enfant, elle est des trois la plus attendue. D’autant qu’un récital parisien avait laissé certains de marbre. Commençons par l’essentiel : Alexandra Dovgan n’est pas un oiseau de paradis flamboyant. Le piano Fazioli lui ressemble : clair, épuré, aérien au-dessus de basses mesurées. Elle est ici mais le corps, mimique, chant silencieux, est déjà loin dans la musique. En première partie, Partita n° 6 de Bach : tempo très rapide, réajustement des souvenirs sonores avant d’être happé par la tension des lignes des deux fugues. On avoue être complètement passé à côté de la Sonate « Les Adieux » de Beethoven. Ce sont les Brahms de la seconde partie qui demeurent dans la mémoire. Sans le moindre gras – en cuisine on appellerait ça du « Brahms clarifié ». Variations et fugue sur un thème de Haendel op. 24, qui nous font basculer dans un espace où le temps s’écoule différemment. La fugue lui va décidément bien. Trois Intermezzi opus 117, « berceuses de ma douleur » : elle interprète l’automne dans le mystère secret de l’adolescence. Sur la scène immense, nos yeux l’imaginent fragile, un peu perdue. À l’écoute, aux moments d’intensité supérieure, elle habite totalement l’espace.
 
Didier Lamare
 

 
Festival de la Roque d’Anthéron, Auditorium du Centre Marcel Pagnol (A. Beck, E. Gevorgyan), Parc de Florans (A. Dovgan), 6 août 2023 /www.festival-piano.com/
 
Photo ©Pierre Morales

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