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Nijinski Clown de Dieu par le Ballet du Capitole – Les sens et l’essence – Compte-rendu

Il y a cent ans, Vaslav Nijinski (1889-1950) dansait pour la dernière fois, en tout petit comité et devant un public effaré, à l’Hôtel Suvretta de Saint-Moritz, où lui et sa femme s’étaient retirés : une apparition sépulcrale où il mima la guerre et la mort. C’est sur ce tableau étreignant que commence et que finit le chef-d’œuvre Nijinski, ballet que John Neumeier a consacré en 2000 au Dieu de la danse, mort crucifié par son impossibilité de faire partager son impossible amour d’infini. Dévoré par la schizophrénie qui mettait une fin à sa si brève carrière, le danseur de 30 ans était alors déjà bien loin de la star qui avait fasciné le public mondial durant à peine cinq années.
 
Une traînée éblouissante qui n’a jamais cessé de briller et d’inspirer les créateurs. Plus touchant, et moins accompli mais servi par un autre dieu de la danse, Jorge Donn, sous le maquillage grotesque de Petrouchka, fut le Nijinski Clown de Dieu que le danseur inspira à Béjart. C’est  avec ce titre, d’ailleurs extrait du journal de Nijinski, que Kader Belarbi, lui-même entré dans cette ronde fascinante puisqu’il fut un des grands interprètes de Neumeier, entend célébrer cette apparition fulgurante qui ne cesse de hanter les danseurs. Une façon aimante d’évoquer Béjart sans l’intégrer au programme.
 
Belarbi, donc, fut un Vaslav aussi épuré que troublant, lorsqu’il incarna cette première approche par Neumeier d’un personnage qui le hantait depuis ses dix ans, alors que la danse n’était pas encore à son horizon. Vaslav, fin, dur, géométrique, déchiré dans son immobilité signifiante, est l’un des ballets les plus difficiles de Neumeier, et avec ses lignes effilées, ses poses cassées ou ses brusques sursauts extatiques, il découpe au ciseau la descente que Nijinski tenta dans son corps et dans le sens  du mouvement, après sa vision panthéiste du Sacre du Printemps, plus animale. Le court ballet de Neumeier, conçu en 1979 pour un autre bel animal, Patrick Dupond, n’a pas pris une ride tant il est serré, subtil, d’autant qu’il se donne sur quelques pièces de Bach (extraits du Clavecin bien tempéré et des Suites françaises) déjà choisies par Nijinski qui souhaitait les mettre en pas. Un ballet, donc, qui ne fut pas, et dont Neumeier et ses merveilleux interprètes ressuscitent l’essence.
Alors étoile à l’Opéra de Paris, Belarbi  vécut ce rôle jusqu’au bout de ses lignes parfaites et de sa quête exigeante et il a su transmettre l’importance de ce message à quelques uns de ses danseurs de Toulouse. Il faut dire qu’ici il a la chance d’avoir un petit trésor dans sa troupe, l’étonnant Ramiro Gomez Sanchez (photo), que le plus grand interprète actuel du Ballet de Hambourg, Alexandre Riabko, est venu faire travailler, après que Neumeier lui-même eut fait le voyage pour constater la fidélité du propos chorégraphique tenu à Toulouse ! Et s’en est retourné fort content, constate Kader Belarbi, ému et aux anges.
 

Kiki la Rose (Ruslan Savdenov) © David Herrero
 
Sanchez, donc, doit encore s’épanouir, s’humaniser, oublier ses lignes parfaites pour mieux les faire parler, mais il incarne, si l’on ose ce mot, cette ascèse aussi intellectuelle que physique avec une force confondante, élégance aussi que partagent les couples qui l’entourent, avec toujours les si belles pointes qu’on ne cesse d’admirer au Ballet du Capitole. Et que Jonas Vitaud, qui n’a rien d’un pianiste de cours de danse, accompagne avec la subtilité qu’on lui connaît ! Quintessence de la classe que ce Vaslav, pour lequel Belarbi et ses danseurs viennent de vivre une aventure exaltante.
Programme d’hommage donc, même si le mot est un peu gominé, à cette empreinte laissée par Nijinski sur la majorité des  chorégraphes et poursuivi sur deux pièces d’un charme délicieux, le Kiki la Rose, de Michel Kelemenis, l’un des créateurs les plus inspirés du moment : solo pour un danseur, empreint d’une grâce veloutée, d’autant qu’il était porté par deux Nuits d’été de Berlioz , la Villanelle, et bien évidemment le Spectre de la Rose, chanté par la voix ambrée de Victoire Bunel, tandis que Nino Pavlenichvili réussissait au clavier à faire oublier la griserie de l’instrumentation de Berlioz, dans la version orchestrale habituelle. Rouslan Savdenov, fluide et charmeur, glissait dans cette nuit équivoque. Puis venait Faun(e) de David Dawson, un duo cette fois, et dansé dans ses deux versions, deux filles puis deux garçons. Tout en frôlements et en cambrés, avant que l’un des deux reste seul devant sa propre identité, le duo faisait s’affronter la grâce ludique de Natalia de Froberville et Florencia Chinellato, puis les statures de Phiippe Solano et Ramiro Gomez Samon, échange moins esthétique mais beaucoup plus puissant et animal.
 

Petrouchka © David Herrero
 
Petite déception, ensuite pour le Petrouchka de Stijn Celis, donné en création mondiale, et dont l’axe n’apparaissait pas suffisamment même si les costumes, collants surmontés de masques extraordinaires empruntés par Catherine Voeffray au folklore de la Fête des morts mexicaine – encore que les dessins de Nijinski s’y retrouvent aussi – dégageaient bien les lignes de ce bal de fantômes. Pas vraiment de personnage central mais une ronde infernale qui finit dans l’arrachement des masques, sorte de vengeance sur la morbidité de l’histoire et d’accès posthume à la liberté. Danse vibrante, martelée, mais qui gagnerait à se dégager de ses fantasmes pour libérer son sens. Pendant que dans l’arène pianistique, Vitaud et Pavlenichvili continuaient de gagner leur paradis en jouant la terrible version pour deux pianos de Stravinski.
 
A dire vrai, ce programme si ambitieux aura permis de dégager un compromis explosif entre l’érotisme toujours présent quand on évoque Nijinski et son vertige créateur débouchant sur un saut dans l’abyme: des lignes droites et épurées, des ronds et des ondes, des pans brisés enfin, toute la palette de Nijinski danseur, chorégraphe jugé sulfureux alors qu’il n’est que primal, et surtout peintre, dont on a trop longtemps ignoré le beau talent, particulièrement révélé dans une exposition, que John Neumeier lui consacra en 2009 au Musée de Hambourg, grâce à sa fabuleuse collection. Une vision profonde des contradictions déchirantes d’un génie, grâce à la danse.
 
Jacqueline Thuilleux

Nijinski Clown de Dieu  -  Toulouse, Halle aux Grains, le 19 juin 2019

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