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Mirror and Music de Saburo Teshigawara - Ascèse tournoyante - Compte-rendu

On est ici dans l’élégance pure : celle qui conjugue raffinement du propos, parfaitement bio, mépris de toute narration ou démonstration, irréelle souplesse des mouvements, répétés à l’infini jusqu’à ce que l’œil se brouille à force d’y chercher quelque évolution intime. Mais tout peut basculer dans l’ennui, ou l’inutilité, si l’on ne pénètre pas cette sorte d’ascèse tournoyante, où les danseurs passent de l’état de ressorts à celui de corps à la limite de la désintégration, ou d’esprits flottants.
 
Une chose est sûre, au moins : Saburo Teshigawara est un danseur prodigieux, qui garde à plus de soixante ans une maîtrise exceptionnelle dans un style qui n’appartient qu’à lui, et le fait vibrer comme une guirlande de papier, sans que la loi de la gravitation universelle semble jamais l’atteindre. Cet homme ondule, en permanence, en une sorte de secousse intérieure. Sans atteindre à la transe cependant : il ne s’agit pas pour le chorégraphe-danseur et ses interprètes de toucher à quelque état transcendant, mais plutôt de faire oublier leur corps, comme s’il se perdait dans sa propre gestique. Bref, le vide, et une aspiration à la lumière que le chorégraphe décrit avec une complexité qui paraît un peu extrême pour les moyens du corps dansant, sauf quand l’interprète atteint au sublime, ce qui est rare.
 
 Mirror and music, donc, est une pièce pour huit danseurs, démarrée sur une musique techno qui nécessite des bouchons d’oreille, puis élégamment continuée sur Bach, lequel donne du sens et de la noblesse à n’importe quelle démarche. Elle secoue dans un premier temps par une immobilité spectrale sur fond  tintamarresque, puis séduit par la beauté des gestes,  mécanique ondulatoire continue qui  lance les danseurs dans une sorte de ronde de feuilles portées par le vent, et enfin lasse, à force de tournoyer dans ce qui peut paraître du vide, chaque interprète totalement étranger aux autres, à quelque furtifs regards près.
 
Teshigawara est une sorte de grand prêtre d’une danse d’aujourd’hui qui se veut déshumanisée et intellectuelle, fortement marquée par son talent de plasticien, et exerce sur un milieu branché une sorte de fascination à laquelle l’Opéra de Paris a cédé, en lui commandant une pièce créée en 2013, Darkness is Hiding Black Horses. Ni zen, ni butô, ni traditionnaliste, un monde à part très ambitieux, qui déroute et ramène à certaines quêtes de Carolyn Carlson et Alwin Nikolaïs sur l’énergie cinétique appliquée à la danse, et que mettent en valeur de magnifiques effets vidéo, subtilement fantomatiques. Teshigawara ? Signe, Japon, ascendant Etats-Unis, même s’il n’y a pas tant travaillé !
 
Jacqueline Thuilleux

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Music and Mirror (chor. S. Teshigawara) - Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 6 novembre 2015 (sans le cadre de la série « Transcendanses » )
 
Photo  © Bengt Wanselius

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