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Martin Gester et Aline Zylberajch à Cintegabelle et Rochemontès – De Grigny à Mozart – Compte-rendu

Débordant d'activités d'une extrême diversité, tout à la fois organiste, claveciniste (1), pianofortiste, chef d'orchestre et de chœur – à la tête du Parlement de Musique qu'il a fondé en 1990 (2) –, mais aussi enseignant recherché, Martin Gester venait de diriger L'Italiana in Londra (3), Intermezzo comico de Domenico Cimarosa et résultat concret du travail de l'atelier lyrique du Parlement de Musique – Génération Baroque 2015, lorsque, basculant dans un tout autre univers musical et mental, il fit entendre à Cintegabelle l'incomparable Messe de Nicolas de Grigny. Fruit d'un partenariat entre Les Heures Musicales de Cintegabelle (au sud de Toulouse, sur la route de Foix) et Concert à l'Orangerie de Rochemontès (à Seilh, aux portes de Toulouse), cette soirée avait été précédée, le 1er novembre, des fameuses Cinq Hymnes par Emmanuel Schublin, organiste titulaire (4), et la Schola grégorienne que dirige Dominique Rols (5) : l'autre partie du Livre d'orgue (1699) de Grigny, apogée incontesté du répertoire classique français.
 
Attribué à Christophe Moucherel (auteur notamment des orgues des cathédrales d'Albi et de Narbonne), l'orgue de Cintegabelle date de 1742 (6) et provient de l'abbaye cistercienne de Boulbonne (7), sur la même commune, dont l'église fut démantelée à la Révolution ; l'orgue fut alors acquis au bénéfice de l'église paroissiale. Restauré en 1989 par Jean-Loup Boisseau et Bertrand Cattiaux, c'est l'un des plus beaux instruments conservés du XVIIIe siècle en France. L'extraordinaire buffet a été classé dès 1906, la partie instrumentale l'est depuis 1973.

 

Orgue de l'église de la Nativité de Marie de Cintegabelle DR

Se consacrant aux répertoires les plus divers, Martin Gester a renoué plus intensément avec la musique française d'orgue du Grand Siècle, et tout particulièrement Grigny. L'idée d'un enregistrement du Livre d'orgue, joué en concert à plusieurs reprises récemment, semble peu à peu s'imposer au musicien, peut-être à Cintegabelle, en dépit de l'absence d'un quatrième clavier manuel, idéal dans l'absolu – mais l'on peut naturellement s'adapter. L'instrument, somptueux et moins tardif que les monuments de Saint-Maximin ou de Poitiers, correspond parfaitement aux exigences de cette musique de la toute fin du XVIIe, par l'élégance des timbres (sonore et charnu sur toute sa tessiture, le Cromorne est un chef-d'œuvre !) et leur projection optimale dans la nef unique : le juste équilibre entre une présence affirmée et une modération toute musicale, ainsi que l'on put en juger le 7 novembre à l'écoute de la Messe.
 
Pour Martin Gester, impossible d'aborder cette musique, et moins encore d'en saisir l'infinie subtilité, sans pratiquer le clavecin et son répertoire de même époque, dont on sait les liens étroits avec l'orgue classique, mais aussi la musique vocale et instrumentale, pour petites ou grandes formations, de ce même temps. Et cela s'entend dans la manière franche mais sobre de se saisir des claviers, à laquelle répond une lumineuse articulation d'un puissant raffinement, et naturellement celle de faire chanter les divers instruments de l'orgue, solistes (divins cornets !) ou par pupitres (admirables grand plein-jeu et chœur d'anches). L'exemple le plus saisissant, de noblesse et de chant pur, fut assurément le fabuleux Récit de tierce en taille du Gloria, prodige d'équilibre formel et d'élévation aux constantes inflexions vocales. Les mêmes qualités, adaptées aux proportions de chaque pièce et magnifiant les rythmes de danses stylisées presque omniprésents dans le Livre de Grigny, animèrent les pages les plus grandioses, de type Dialogue sur les grands jeux, comme les plus intimistes : merveilleux Duo et Trio des Kyrie et Gloria, ou encore le Dialogue de flûtes pour l'élévation – une quasi-suspension du temps –, sans oublier les complexes et redoutables Fugues à 5, empreintes d'altière plénitude, mais la touche vive et légère.
 
Bien qu'ayant parfaitement joué son rôle, la belle et sobre alternance de plain-chant – six voix d'hommes (tous, à l'exception du ténor Dominique Rols, chanteurs non professionnels mais spirituellement engagés) – ne fit que rehausser la sensation générale de noblesse superbe et sensible de l'orgue ainsi touché, du fait de la prononciation romaine du latin : des puissants accents syllabiques indissociables de la langue italienne (ainsi Ag'nous Dei au lieu d'Agnüs Dei – sans faire sonner isolément le g en latin gallican) émanaient une forme d'insistance et d'appui sonore (presque) en contradiction avec l'approche ductile, magnifiquement sans emphase mais d'une humanité rayonnante, du Grigny de Martin Gester.
 
Changement complet d'esprit et de moyens instrumentaux le lendemain en l'Orangerie du domaine de Rochemontès, en balcon sur la Garonne, à l'invitation de Catherine Kauffmann-Saint-Martin, fondatrice et directrice artistique de cette manifestation bien ancrée dans la vie musicale de la Ville rose et qui fête sa cinquième édition : « un dimanche à la campagne, musical et convivial en un prestigieux écrin du XVIIIe siècle, au cœur d'un parc à la française », dont deux récents DVD restituent l'ambiance chaleureuse (8). D'autant plus convivial que chaque concert s'accompagne d'une dégustation de produits du terroir permettant de dialoguer, le temps de l'après-concert, avec les musiciens invités. Martin Gester, à l'orgue positif : un beau Johan Deblieck de six jeux sur deux claviers et pédalier (2010), y retrouvait au clavecin – un non moins superbe Stijn Dekoninck (2014) d'esprit flamand, d'après Dulcken (1740) – Aline Zylberajch, claveciniste, pianofortiste et continuiste : « Nous sommes, ici, plus intimement partenaires, aux instruments comme dans la vie, unissant nos expériences respectives », écrivaient en 2011 les musiciens dans le livret accompagnant leur enregistrement le plus proche du programme entendu à Rochemontès (9), à l'énergie conquérante (Padre Soler, Vivaldi !) et d'une si vive et franche séduction, notamment les Quatre Pièces (1978) de Peter Planyavsky.
 
À la rhétorique du Grand Siècle de la veille fit alors suite la complète liberté de deux musiciens abordant, comme cela se faisait à l'époque, les musiques qu'ils aiment en les adaptant aux moyens du bord. Certes, la présence chez un particulier d'un orgue au côté d'un clavecin (contrairement au piano et à l'orgue ou à l'harmonium dans les salons du XIXe siècle) ne correspond sans doute pas à un cas de figure fréquent aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les musiciens n'en sont au fond que plus libres, s'inspirant du passé pour configurer leurs propres arrangements sans le moindre carcan. Ensemble (Concerto en majeur de Vivaldi d'introduction) puis à la suite l'un de l'autre (quatre Sonates alternées et contrastées de Scarlatti), les musiciens établirent d'emblée un dialogue pétillant d'esprit et de tendresse, virtuose à souhait mais toujours suprêmement calibré, la liberté évoquée faisant que jamais la même œuvre ne sonne tout à fait de la même manière deux fois de suite – l'orgue, par exemple, pouvant ajouter, selon l'acoustique et l'ampleur sonore recherchée, une ligne de basse improvisée à une section soliste du clavecin, toujours à l'écoute l'un de l'autre.
 
L'un des temps forts fut le Concerto en si mineur TWV 42 h:1 de Telemann, des Six Concerts et Six Suites pour flûte traversière, clavecin concertant ou violon et basse continue – l'original prévoyant de lui-même une approche ad libitum de l'œuvre, en l'occurrence adaptée aux claviers comme si elle leur était de tout temps destinée. L'alternance fut de nouveau sollicitée pour les fantasques Variations sur les Folies d'Espagne de C.P.E. Bach, réparties en fonction des qualités et possibilités intrinsèques de chaque instrument, puis dans l'Allegro de sa Sonate en si mineur Wq 76 / H 512 pour violon avec clavecin, les claviers s'échangeant les « personnages » (sanguin / flegmatique) suggérés par le texte. La dernière œuvre du programme en vint à dédoubler le principe même d'adaptation puisqu'il s'agissait du Concerto en ré majeur KV 107 du jeune Mozart (1765), lui-même adaptation d'une Sonate pour clavier de son ami Jean-Chrétien Bach, fils du Cantor, dit "le Bach de Londres". On imaginera aisément l'intense plaisir, pour l'auditeur, découlant de cette liberté nourrie de complicité et présidant à la mise en œuvre de ces adaptations chaleureusement personnelles, plaisir réaffirmé par un bis à la douce saveur nostalgique : Pastorale empruntée à une Sonate pour clavecin avec accompagnement d'un violon et d'une basse de Johann Schobert – œuvre qui, tout comme le Concerto de Telemann, figure au programme de l'album A due Cembali
 
La saison Concert à l'Orangerie de Rochemontès ne fait que commencer et se poursuivra en 2016 avec la pianiste Muza Rubackyté, le 14 février ; Magali Léger (soprano), Laure Urgin (conteuse) et Frédéric Denépoux (guitare) : Dans les jardins d'Espagne, le 10 avril (en partenariat avec l'Institut Cervantès) ; Liana Gourdjia (violon) et Marc Coppey (violoncelle), le 22 mai ; enfin Orianne Moretti (soprano et mise en scène) et Ilya Rashkovskiy (piano), le 20 novembre : À travers Clara, opéra de chambre réunissant Clara et Robert Schumann.
 
Michel Roubinet

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Cintegabelle, église de la Nativité de Marie et, Seilh, Orangerie de Rochemontès Haute-Garonne, 7 & 8 novembre 2015
 
 
(1) Son enregistrement le plus récent (2014) est consacré aux six Partitas pour clavier BWV 825-830 de J.S. Bach, sur un clavecin signé Matthias Griewisch (1999) d'après Michael Mietke (1671-1729), double CD introduit par un essai d'envergure de l'interprète sur cette Clavier-Übung I de 1731 – Ligia Digital Lidi 0101266-14
eboutique.harmoniamundi.com/j-s-bach-clavier-ubung-i-partitas-bwv825-30.html
 
(2) Le Parlement de Musique
leparlementdemusique.com/actualite.html
 
(3) Avec, dans le cadre de Génération Baroque 2015, trois représentations scéniques : 31 octobre (Bar, Alsace), 2 (Strasbourg) et 3 novembre (Endingen am Kaiserstuhl, Bade-Wurtemberg) – une quatrième suivra, le 29 novembre, au Théâtre Huisman de Spa (Belgique)
eparlementdemusique.com/index.php?option=com_content&view=article&id=3&Itemid=10
leparlementdemusique.com/index.php?option=com_content&view=article&id=151&Itemid=46
 
(4) Prochains concerts : Heinrich Schütz – Geistliche Konzerte, Orgue & Voix en trio (6 décembre) ; Musiques et chants traditionnels de Noël – Percussions, Chant, Trompette & Orgue (20 décembre)
http://toulouse.catholique.fr/OrgueCintegabelle
 
(5) Cofondateur en 2001 de Scandicus – Ensemble vocal professionnel à voix d'hommes (Toulouse)
www.scandicus.fr
 
(6) Historique et composition de l'orgue de Cintegabelle
toulouse.catholique.fr/IMG/650/Composition_et_historique_Orgue_de_Cintegabelle.pdf
 
(7) Ancienne abbaye de Boulbonne
www.mairie-cintegabelle.fr/co/abbaye.html
 
(8) Variations Goldberg de J.S. Bach + Musique espagnole d'Albéniz et Turina, par le Duo Mélisande : Sébastien Llinares et Nicolas Lestoquoy, guitares – concert du 1er mars 2015 (enregistré en public)
« Les petits plaisirs du Seicento », Les Passions : Jean-Marc Andrieu (flûte), Laurent Le Chenadec (dulciane), Yasuko Uyama-Bouvard (claviorganum) – concert du 31 mai 2015 (enregistré en public)
concertarochemontes.org

 
(9) A due Cembali, caprices… – CD K 617 233 (2011), à deux clavecins et orgue positif / Rencontres musicales de Saint-Ulrich
www.martingester.com/soliste/a-2-cembali/
Aline Zylberajch et Martin Gester, dans un répertoire voisin, ont également signé un album Mozart : Grandes Œuvres à 4 mains, sur un pianoforte Paul et Theo Kobald d’après Anton Walter, 1795 – CD K617 244 (2014)
www.rencontres-saint-ulrich.com
 
 
 
Sites Internet :
 
Martin Gester
http://www.martingester.com
 
Aline Zylberajch
http://www.aline-zylberajch.net
 
Concert à l'Orangerie de Rochemontès
http://concertarochemontes.org
https://concertarochemontes.festik.net
 
Domaine de Rochemontès
http://rochemontes.com/index.php/evenements
 
 
Photo Martin Gester et Aline Zylberajch  DR

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