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​Manru de Paderewski à l’Opéra de Nancy – Ruez-vous sur Manru ! – compte rendu

 
Il est rare qu’un titre à peu près inconnu fasse figure de révélation : c’est pourtant le cas de l’unique opéra du pianiste virtuose Ignacy Jan Paderewski (1860-1940), et devant un tel chef-d’œuvre, on enrage que le compositeur n’ait pas poursuivi dans une voie qui lui convenait pourtant si bien. Car Manru avait tout pour s’imposer au répertoire. D’abord, une partition post-wagnérienne (on entend ici et là l’influence de Tristan ou de La Walkyrie) mais éclairée d’une générosité mélodique qu’on associe plus ordinairement aux Italiens, ainsi qu’une inspiration folklorique sans rien de platement imitatif. Bref, le meilleur de ce que l’art lyrique pouvait produire vers 1900, même si l’œuvre ne révolutionne pas le genre comme d’autres allaient le faire au cours de la même décennie. Ensuite, un excellent livret, qui nous plonge d’emblée au cœur de l’action, avec des personnages sans rien de manichéen – le tzigane Manru est réellement déchiré entre le monde où il tente de s’insérer par son union avec la villageoise Ulana, et c’est après un âpre combat qu’il finit par céder aux forces qui le rappellent vers ses origines. Seul le troisième acte peut paraître un peu long, lorsque le héros retrouve ses compagnons après un bel intermède symphonique évoquant ses rêves, mais la conclusion tragique (Ulana abandonnée se suicide, puis est vengée par son soupirant Urok qui tue Manru en le précipitant dans un ravin) est d’une concision foudroyante.
 

© Jean-Louis Fernandez
 
Le spectacle proposé par l’Opéra de Nancy est coproduit avec le théâtre de Halle, où il a été présenté l’an dernier et couronné par le prix FAUST Perspective. De fait, la mise en scène de la Britannique Katharina Kastening convainc tout à fait par sa modernité sobre : l’action et les relations entre personnages sont parfaitement lisibles, la direction d’acteurs est fine et toujours pertinente, et la transposition vers notre époque ne sert nullement de prétexte à des débordements trash. Le décor en panneaux de transparents de Gideon Davey se dispense de tout naturalisme mais ses déplacements sont eux aussi efficaces et justifiés. La chorégraphie du premier acte et les éclairages sont également soignés, et cette production constitue une juste milieu entre les deux versions disponibles en DVD (en traduction polonaise, la création en 1901 à Dresde ayant eu lieu en allemand), l’une très classique, l’autre transformant les tziganes en bikers.
 

Marta Gardolińska © Bartek Barczyk
 
Dans la fosse, Marta Gardolińska met en relief tout le raffinement et l’originalité de la partition, Paderewski se montrant aussi inspiré pour son orchestration que pour sa mélodie. Les forces musicales de l’Opéra de Lorraine sont pleinement mobilisées pour cette magnifique première française (l’Opéra-Comique avait envisagé une création en 1903, sur un livret traduit par Catulle Mendès, mais avait renoncé), et le résultat est à la hauteur de l’enjeu.

© Jean-Louis Fernandez

 La distribution réunie pour l’occasion se situe elle aussi sur les sommets. On est d’abord ébloui par la prestation de Gemma Summerfield, déjà applaudie en France dans un tout autre répertoire (Fiordiligi à Toulon et à Strasbourg). La voix est belle, égale sur toute la tessiture, opulente mais fraîche, capables de rugissements comme de pianissimi, et l’actrice est touchante. On souhaite très vite la réentendre dans cette musique post-romantique qu’elle sert si bien. Face à elle, Thomas Blondelle est un Manru engagé mais subtil, dont la vaillance semble parfois atteindre ses limites, et l’on espère que le ténor belge ne se laissera pas entraîner à abuser de moyens pourtant considérables.
 

© Jean-Louis Fernandez
 
Complétant admirablement le trio, le baryton Gyula Nagy est un Urok plein de mordant et de truculence, stupéfiant dans sa manière de virevolter sur scène pour interpréter un personnage complexe (dans cette production, il devient responsable de la mort accidentelle d’Ulana). Les rôles secondaires sont tout aussi bien défendus. Présente uniquement au premier acte, Janis Kelly montre à la fois la sensibilité et l’inflexibilité de la mère d’Ulana ; Tomasz Kumięga prête une forte personnalité à Oros, et l’on regrette qu’il n’apparaisse qu’au dernier acte, tout comme Lucie Peyramaure, dont on apprécie le timbre chaud. Halidou Nombre est loin d’avoir le grand âge du « vieux Jagu » mais tient très dignement son rôle, et l’on remarque au premier acte les interventions de Heera Bae et de Jue Zhang.
 
Confronté à un titre inconnu, le public a souvent tendance à se montrer frileux : il aurait pourtant grand tort de se priver des nombreux plaisirs que procure Manru, surtout dans une production aussi réussie sur tous les plans.
 
Laurent Bury

Paderewski : Manru – Nancy, Opéra, mardi 9 mai ; prochaines représentations les 12, 14  16 mai 2023 (Diffusion sur France Musique le samedi 3 juin à 20h) // www.opera-national-lorraine.fr/fr/activity/532-manru-paderewski

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