Journal

Les mots magiques du ballet romantique – Abécédaire du Ballet (de Q à Z )

Q comme …
 
Pas de quatre (1845). Imagine-t-on Callas, Tebaldi, Caballé et Schwarzkopf chantant en quatuor ? C’est pourtant ce que s’offrit une époque friande d’instants sublimes, mais aussi de performances (Liszt contre Chopin). Dans ce divertissement, dont la musique fut signée de l’inutile Pugni, Maria Taglioni, Carlotta Grisi, Lucile Grahn et Fanny Cerrito rivalisèrent de prouesses et de grâce, chacune faisant valoir le meilleur de son art en quatre variations successives suivies d’un ensemble. L’idée fut de Lumley, directeur du Her Majesty’s Theatre. La première eut donc lieu à Londres, et Perrot y eut la redoutable tâche de flatter chacune sans blesser les autres. On imagine ce pavé d’épines. Il n’y manqua que Fanny Elsler, grande rivale de Taglioni, baptisée «  la danseuse de l’homme » pour sa sensualité, qui déclina l’offre. Les images d’époque sont exquises, et d’un humour involontaire, qui montrent cette constellation de ballerines chacune dans sa pose emblématique, avec force guirlandes, fleurs et doux regards. Parfois reprise, et notamment à Paris, la pièce oblige les Terpsichore contemporaines à retrouver des grâces que leurs bottes et leurs pantalons leur font un peu perdre.
  
Don Quichotte (1869). Sans être majeure, l’œuvre, sur la ronflante musique de Minkus, est un concentré d’énergie et de joie, mêlant scènes de genre, de pantomime caricaturale, de charme et de brio, et culminant sur un ébouriffant pas de deux final. Petipa lança l’idée pour la première version, créée au Bolchoï, puis elle fut constamment reprise, et ses multiples variantes continuent de faire le bonheur du public, notamment à Paris, où celle de Noureev connaît toujours un franc succès. Il faut une virtuosité étincelante pour affronter les rôles des deux jeunes héros, Basile et Kitri, sur lesquels veille le Chevalier à la triste figure, amoureux de la jeune fille, dont il a fait sa dame idéale. De superbes interprètes ont marqué ces personnages, comme Marie Claude Pietragalla et Patrick Dupond à Paris, mais l’incarnation historique reste celle, inégalée, du couple Vladimir Vassiliev- Ekaterina Maximova: vertigineux.
 
R comme …
 
Révérence. C’est tout un art que le salut de la danseuse, règlementaire, triomphant ou ému, ou encore digne de ses plus beaux rôles telle Maia Plissetskaïa, mourant une deuxième fois après l’agonie de son célèbre Cygne. Mais du salut post- représentation à la révérence, il y a une différence de longue portée. Celle-ci, apanage des élèves, termine les cours et est réglée comme un cérémonial. Rien là qui soit de la nature de la courbette, mais juste celui de la passation, de l’héritage recueilli. Un des exemples le plus parlant en est l’usage conservé à l’Ecole de Danse de l’Opéra de Paris à Nanterre, où chaque élève salue l’adulte croisé d’une flexion discrète : miracle qu’au hasard des couloirs, dans la salle de billard, ou sur le spectaculaire escalier érigé par Christian de Portzamparc en 1987, émergeant des baskets,  des survêtements, et des écouteurs sur les oreilles, ce tracé Louis-le-quatorzième soit resté intact. Autant qu’une marque de respect, une façon de se faire voir tout en gardant ses distances, car dans les deux axes qui cadrent la révérence, le souple et le rectiligne, se dessine la nécessité baroque du paraître. Et  l’on ne fait jamais si bien la révérence que lorsqu’on a le dos droit.
    
S comme …
 
Stravinski Igor (1882-1971). Aucun compositeur n’est plus lié à l’histoire du ballet que lui. Et il montre combien l’art chorégraphique, après avoir émergé lentement de la sphère du divertissement, est devenu majeur au XXe siècle. La première époque du compositeur, liée aux Ballets russes, est bien évidemment marquée  par  le Sacre du Printemps  (1913), lequel initia le tournant musical du XXe siècle mais aussi son histoire dansée, grâce à la chorégraphie de Nijinski. Un double chef-d’œuvre qui allait en entraîner une kyrielle d’autres, en premier celui de Maurice Béjart, puis ceux de Heinz Spoerli, John Neumeier, Uwe Scholz, ou Pina Bausch. Stravinski, ce sont une vingtaine de partitions conçues pour le ballet, de L’Oiseau de Feu en 1910, encore tout imprégné des sortilèges de Rimski-Korsakov, son maître, au difficile Agon, en 1957. De la séduction à l’abstraction. Sans parler des œuvres purement instrumentales que son complice George Balanchine convertit ensuite en ballets, comme son Concerto pour violon. Leur symbiose, totale dès leur première collaboration avec Apollon Musagète en 1928, ne s’affaiblit jamais, et ne cessa qu’avec la mort de Stravinski. Elle est unique dans les annales des deux arts.
 
 
T comme …
 
Tutu. Gracieux ou ridicule, posé en corolle ou planté en galette autour des hanches de la danseuse, léger telle une brume ou sec comme une couronne de feuilles d’artichaut, le tutu – le nom reste mystérieux- est un attribut fondamental de la ballerine du XIXe siècle, dès l’apparition des sylphides et autres willis. Ensuite, il n’a cessé de raccourcir pour la plus grande joie des grivois abonnés du Second Empire et de la IIIe République, excités de voir les jambes et la petite culotte des demoiselles qu’ils allaient courtiser au Foyer. A sa naissance, il était d’un blanc immatériel, puis il passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, évoluant vers les tenues des écuyères de cirque. C’est avec les Russes de Diaghilev que l’on redécouvrit la beauté du tutu long, dans les Sylphides de Fokine, et Serge Lifar en arrivant à Paris, n’eut de cesse de le faire rallonger. Béjart le trouva obscène, le remplaçant par le collant, finalement  plus honnête ! Depuis, il joue un rôle fonctionnel dans les grands ballets classiques, et surtout, le cauchemar des tutus mous et flapis par la sueur et le maquillage lorsqu’ils étaient en soie, a disparu grâce au vaillant nylon. Mêmes les ailes de la sylphide passent aujourd’hui à la machine ! Il en est de spectaculaires, ainsi le sublime tutu pourpre et violet de Gamzatti dans la version Noureev de La Bayadère à l’Opéra de Paris, signé Franca Squarciapino.
 
Tchaïkovski Piotr Ilitch  (1840-1893)  Bien qu’il n’ait écrit que trois partitions de ballet, elles sont d’une telle qualité, d’une telle richesse dramatique et poétique, d’une telle ampleur de thèmes, qu’elles sont entrées dans la légende. Ne serait-ce que pour le sombre Lac des Cygnes, avec ses mélodies navrées, évoquant la douleur des âmes blessées et des paysages désolés qui sont la toile de fond du récit, puis ses crépitantes couleurs pseudo-folkloriques, il faut vraiment parler de chef-d’œuvre. Petipa et Ivanov, ses chorégraphes, lui doivent beaucoup. L’alliance totale de la musique avec la chorégraphie, dans la Belle au Bois dormant, évanescente et précieuse, et le gourmand et pétillant Casse-Noisette, un an avant sa mort, a prouvé de la façon la plus éclatante combien pour les Russes, définitivement, la danse et le ballet sont choses d’importance.
 
U comme…
 
Universel. Peu d’artistes ou de formes présents à cette enseigne. Gardons lui le meilleur, celui de l’universalité du ballet classique, et de son étonnante emprise sur nombre de cultures qui lui semblent entièrement étrangères. Bizarrerie que cet art régi par des règles codifiées sous Louis XIV ait séduit le monde. Croit-on que le chausson est malade, que le voilà triomphant sur les scènes australiennes ou brésiliennes. Par le biais des conquêtes, des exils et des influences, Cuba, les Etats-Unis ou les mondes lointains de l’Asie centrale ont forgé des talents dignes de ceux de la mère patrie de cet art. Magnifique de voir un Ouzbek gambader au Ballet du Capitole dans les ballets les plus classiques ou, jadis, une Itomi Asakawa incarner la plus émouvante des Juliette pour Maurice Béjart. Et l’on ne compte pas les candidats chinois ou coréens dans les concours internationaux. La danse classique s’exporte bien ! Elle est « le » langage qui n’a pas besoin d’être traduit, disait le poète.
 
V comme…
 
Vaganova Agrippina (1879-1951). C’est un nom que l’on prononce religieusement, une référence sacrée. Peu connue du grand public, mais d’une immense importance, cette ballerine russe au talent très moyen, s’est révélée une immense pédagogue. Son action s’est exercée à l’Académie chorégraphique de Léningrad, matrice du Ballet du Kirov, et pépinière de ces éblouissantes techniques qui irradièrent l’occident, notamment Galina Oulanova, l’une de ses élèves les plus fameuses. Son travail de mise au point des principes essentiels de la danse académique a eu autant de portée que les fameuses positions de Beauchamp sous Louis XIV. Elle en présenta la synthèse en 1934 dans un traité fameux, Les fondements de la danse classique, devenu la bible des danseurs qui se réclament du fameux style russe : mélange de perfection technique et de tempéraments marqués, qui assura la suprématie du ballet soviétique, avant l’exil des stars telles Noureev et Barychnikov, dont le départ allait sonner son glas. Le Kirov, redevenu Mariinsky et le Bolchoï sont heureusement en plein renaissance à ce jour, et les principes de la grande dame toujours aussi efficaces.
 
W comme …
 
West Side Story. Certes, le drame musical de Leonard Bernstein puis le film célébrissime qui en fut tiré en 1961, ne sont pas des modèles de classicisme chorégraphique. Mais c’est grâce à eux que le monde découvrit le formidable talent de Jérôme Robbins, le plus grand chorégraphe américain. Ce new-yorkais né en 1918 fut danseur de jazz et comédien, avant d’entamer une collaboration avec Bernstein presque aussi nourrie que celle de Balanchine avec Stravinski et de régner sur le New York City Ballet. Mais Robbins, considéré avec une terreur sacrée tant l’homme était odieux avec les danseurs qu’il faisait répéter, fut le plus fin des chorégraphes néoclassiques de son temps, traitant le mouvement avec un mélange de décontraction et de délicatesse psychologique obtenu au prix d’une féroce mise en place. Le comble de la simplicité, donc de la complexité. Réglés comme des horloges, ses ballets Dances at the Gathering, Other Dances et surtout In the Night ont permis aux étoiles de l’Opéra de Paris, telles Elisabeth Platel, Monique Loudières, Isabelle Guérin et Laurent Hilaire, de développer un art d’une subtilité à laquelle ils n’avaient jamais atteint. Disparu en 1998, l’homme de Broadway, le perfectionniste forcené qui parvenait même à vaincre Noureev dans de menus conflits, fut le Chopin de la danse.
  
X … 
 
Y comme …
 
Yvette Chauviré (1917). La lady du ballet français, sur lequel elle a régné pendant une trentaine d’années, de sa nomination d’étoile en 1941 à ses adieux en Giselle aux côtés de Cyril Atanassoff. Glamour et d’une exquise élégance à la ville comme à la scène, paupières baissées, profil de camée, elle porta comme une reine les plus beaux joyaux que les grands joailliers s’empressaient de lui prêter, et fut elle-même le joyau de l’Opéra de Paris, dont elle incarna l’esprit, avant de le quitter pour les Ballets de Monte Carlo, puis d’y revenir épisodiquement. Idéale interprète de Serge Lifar, notamment dans Istar, créé pour elle et dans Mirages, elle fut une Giselle historique, d’une extrême féminité au premier acte, et totalement translucide au second. Incarnation d’une certaine vision de la femme et de la ballerine idéale, elle a laissé son sillage sur notre époque, mais seule une Noëlla Pontois a pu vraiment s’approcher de ce style inimitable.
 
Z comme …
 
Zambelli Carlotta (1875-1968). Cette brillante milanaise conquit Paris en un tour de jambe dans le ballet de Faust, et marqua ensuite plusieurs grands rôles du répertoire, notamment Sylvia et Coppelia. Malgré la cinquantaine passée, elle garda une exceptionnelle légèreté jusqu’à ses adieux tardifs, merveilleuse ballerine à la technique fine et précise, à la virtuosité paganiniesque. En son temps, elle fut perçue comme l’image rêvée de la danse, au point que Valéry s’en inspira pour son essai L’âme et la danse. Mais si elle a sa  rotonde dans le Palais Garnier, tout en haut, là où l’on répète, ce n’est pas uniquement pour son talent scénique. Dernière Italienne à régner sur la danse française, avant le bouleversement de l’esthétique dû à l’arrivée des Russes, elle se tourna très vite vers l’enseignement. Professeur exigeant,  « La grande Mademoiselle » fut adorée de ses élèves, et sa classe de perfectionnement porta  des talents tels que ceux de Lycette Darsonval, et surtout Yvette Chauviré aux sommets que l’on sait.
 
Jacqueline Thuilleux
 

 

Partager par emailImprimer

Derniers articles