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Les Éclairs de Philippe Hersant en création à l'Opéra-Comique - L’opéra en quête de tension - Compte-rendu

© S. Brion

 

« Votre générateur est sans doute admirable mais il fonctionne au-dessous de son régime ». Ces mots que Jean Echenoz met dans la bouche de Gregor, protagoniste des Éclairs, et qu’il adresse à Thomas Edison, pourraient aussi bien s’appliquer à l’opéra de Philippe Hersant. L’ouvrage pourtant ne manque pas d’atouts, à commencer par le livret de Jean Echenoz, que l’écrivain a adapté de son roman Des Éclairs (2010), entièrement réécrit, dans une langue sonore et rythmée, privilégiant ces alexandrins qui se cachent sous l’allure de la prose (un exemple à l’acte II, scène 1 : D’où vient cette passion ? / Du jour de ma naissance / Je suis né sous l’orage au milieu du tonnerre / La foudre et les éclairs m’ont été familiers / Dès cet instant.). Passant du roman au livret, Jean Echenoz supprime les interventions du narrateur, voire l’immixtion de l’auteur dans le cours du récit. Il libère ainsi ses personnages, rééquilibre pour l’opéra les rôles de chacun face au protagoniste ; il en crée même un nouveau, est c’est une réussite : Betty, journaliste mandatée par le New York Herald (« la seule femme de la rédaction, la première dans la profession »), qui suit dès lors toute la carrière américaine de Gregor (avatar echenozien de l’inventeur Nikola Tesla) et endosse, habile tour de passe-passe, le rôle de l’auteur/narrateur (partagé avec le personnage de Norman, indéfectible mécène de Gregor). Ajoutons-y les chœurs, qui portent sur les aventures et inventions du héros le regard de l’opinion publique, et nous avons là un exemple magnifique de livret d’opéra.
 

Jean-Christophe Lanièce (Gregor), membre de l'ensemble Aedes © S. Brion

La multitude des lieux (navire, laboratoires, chantiers, brasserie, salles de bal et de réception, chambre d’hôtel…) et des situations tout au long de l’ouvrage (en quatre actes et vingt-quatre scènes vivement enchaînées) offre à Philippe Hersant de quoi nourrir une musique profuse, diverse. Mais le compositeur semble s’arrêter en chemin, ne pas oser s’aventurer hors du cadre et des formes conventionnelles de l’opéra. Il y a bien dans l’œuvre cette idée de « drame joyeux » (c’est ainsi que le compositeur désigne Les Éclairs), assumée dans les trois premiers actes, par un élan et l’emprunt à des objets musicaux référencés : échos du folklore des Balkans, un soupçon de jazz, quelques citations en forme de clin d’œil (la plus évidente, et efficace, étant ces quelques notes de la Symphonie « du nouveau monde » de Dvorak égrenées à la trompette, qui se dissolvent comme chez Gregor les illusions du rêve américain). Pourtant, cette profusion vient davantage colorer les scènes plutôt qu’elle ne constitue leur moteur. Les premières laissent entrevoir une direction qu’aurait pu prendre Philippe Hersant, celle de la comédie musicale. D’ailleurs, l’air de Betty (« Je suis la seule, oui, dans ce métier fait pour les hommes », acte I, scène 4) montre le compositeur tout à fait à son aise dans l’art de la chanson. Mais chaque fois il se recentre sur une façon de récitatif accompagné où l’orchestre vient poser ses boucles et virevoltes mélodiques — et le quatrième acte voit la musique s’immobiliser presque, comme hypnotisée elle-même par le rythme malicieux des vers blancs de Jean Echenoz.
 

Jean- Christophe Lanièce (Gregor) & Marie-Aandrée Bouchard Lesueur (Ethel Axelrod)
 
Pour autant, de même que l’écriture vocale fait le choix d’une parfaite compréhension du texte, les choix d’orchestration sont justes : chaque personnage se trouve accompagné par la voix de quelques instruments privilégiés, le compositeur se refusant le plus souvent l’usage du tutti. La partition réserve également des moments de pure beauté orchestrale, comme dans la scène finale, illuminée par le chant du cor anglais. D’une manière générale, la direction d’Ariane Matiakh, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France, met en évidence les couleurs et les atmosphères portées par la partition. L’usage du synthétiseur laisse en revanche plus circonspect, qui tient lieu avant tout de succédané aux instruments qui n’ont pu trouver place dans la fosse de la Salle Favart (vibraphone, piano électrique, cymbalum…) et à quelques sons naturalistes (que doublent des appeaux utilisés de façon très prosaïque). C’est alors toute l’histoire (et les possibilités) de la musique électroacoustique et de la recherche sonore depuis quatre-vingts ans qui semble ignorée.
 

Jean-Christophe Lanièce (Gergor) & Elsa Benoit (Betty) © S. Brion
 
Si l’impression générale reste celle d’une œuvre qui ne s’avance que trop timidement, toute l’équipe de production, en revanche, montre un engagement sans faille. L’ensemble Aedes, le superbe chœur dirigé par Mathieu Romano, mérite d’être salué en premier lieu tant il est à la jointure du chant et de la scène. C’est lui, parce qu’il joue dans le récit un rôle de témoin, qui fait basculer par moments l’opéra vers l’oratorio — et il faut reconnaître à Philippe Hersant un art accompli de l’écriture chorale, la puissance qu’il tire de ces voix à nu. Les airs les plus beaux sont certainement ceux confiés à Betty — c’est aussi le personnage pour lequel l’écriture évolue le plus — et la soprano Elsa Benoit porte le rôle à merveille, passant de la chanson au parlando avec des aigus parfaitement assurés ; on ne sera guère étonné de la retrouver au printemps en Anne Trulove dans The Rake’s Progress de Stravinsky à Rennes, Angers et Nantes.
 

André Heyboer (Edison), membres de l'ensemble Aedes

Pour le couple de philanthropes, soutiens désintéressés de Gregor jusque dans sa déchéance, Norman et Ethel Axelrod, le compositeur a joué sur une vocalité souple, qui fait d’autant mieux ressortir les débordements d’émotion de l’épouse, brulée par l’amour qu’elle porte au héros. La mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et le ténor François Rougier s’y montrent d’une présence irréprochable. De même, le baryton André Heyboer habite le rôle de Thomas Edison avec une force de caractère tant vocale (dans la droite ligne des « méchants » de l’histoire de l’opéra) que scénique : la scène où il échafaude un stratagème — qui aboutira accessoirement à l’invention de la chaise électrique — pour décrédibiliser les inventions de Gregor (acte II, scène 2) est l’un des moments forts de l’opéra : on le voit arpenter le plateau, suivi comme par une ombre démultipliée par ses adjoints (quatre membres du chœur, d’une cohésion remarquable), en une chorégraphie minimale et glaçante.
Quant à Jean-Christophe Lanièce (photo), il porte avec beaucoup de conviction le rôle de Gregor, et rend justice, par sa voix claire de baryton aigu et sa diction parfaite, au texte de Jean Echenoz. Tous les rôles secondaires, dont le Parker de Jérôme Boutillier, révèlent une distribution impeccablement construite. Enfin, la mise en scène, à la fois mobile et très graphique de Clément Hervieu-Léger (avec ces panneaux qui se multiplient en fond de plateau, laissant deviner le développement de la ville et le passage du temps) donne au spectacle son atmosphère en équilibre entre la réalité historique et une vision rêvée du monde.
 
Jean-Guillaume Lebrun

Philippe Hersant : Les Éclairs (création) -  Paris, Opéra Comique, 2 novembre ; prochaines représentations les 4, 6 et 8 novembre 2021 (à 20h).
www.opera-comique.com/fr/spectacles/les-eclairs
 
Le livret de Jean Echenoz est paru aux Éditions de Minuit.
 
Photo © Stefan Brion

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