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​ Les Archives du Siècle Romantique (66) – Quand Reynaldo Hahn se souvenait de la classe de Massenet au Conservatoire de Paris

 

Jules Massenet (1842-1912) constitue l’un des grands axes de la saison 2022-2023 du Palazzetto Bru Zane. Après Venise le mois dernier, où divers programmes ont mis en lumière des pièces rares de l’auteur de Manon – piano, musique de chambre, mélodies –, le cycle « Massenet, l’incontournable » se prolonge jusqu’en juillet 2023 avec quatre événements lyriques. (1)
 
Une Hérodiade pleine de caractère
 
Attaché à faire découvrir des aspects méconnus de la musique du siècle romantique, le PBZ ne déroge pas à la règle s’agissant d’un des auteurs les plus célèbres de son temps. Les 23 et 25 novembre prochains, à Lyon puis à Paris, une version de concert d’Hérodiade attend l’auditeur, servie par Nicole Car (Salomé), Ekaterina Semenchuk (Hérodiade), Etienne Dupuis (Hérode) et Jean-François Borras (Jean), sous la baguette de Daniele Rustioni, avec les forces de l’Opéra national de Lyon. Autant dire qu’une interprétation pleine de caractère s’annonce pour un opéra rarement donné de nos jours. Il comptait pourtant beaucoup pour un compositeur qui, après la création réussie de 1881 à la Monnaie (Paris l’entendit en 1884 au théâtre des Italiens), revint souvent à une partition dont la version définitive fut donnée à Paris (Gaité-Lyrique) en 1903 – l’Opéra de Paris la fit quant à lui patienter jusqu’en ... 1921 !
 
Ariane, Werther et Grisélidis bientôt dans la collection « Opéra français »
 
Il faudra se rendre au Prinzregentheater de Munich, le 29 janvier, pour savourer Ariane, réalisation tardive (1906), conduite par un remarquable spécialiste de Massenet, Laurent Campellone. Avec Amina Edris dans le rôle-titre, Kate Alrich et Jean-Sébastien Bou, le Chœur de la Radio Bavaroise et l’Orchestre de la Radio de Munich tous les atouts seront réunis pour réaliser l’enregistrement moderne qui fait défaut à la discographie.
 
Un peu moins d’un mois plus tard, les micros du PBZ seront installés au Müpa de Budapest afin d’immortaliser Werther (1892). Le titre le plus connu de Massenet ? Sans doute, mais il s’agira de la rare version pour baryton que l’auteur conçut en 1902 à l’intention de l’illustre Mattia Battistini. Fidèle parmi les fidèles du Palazzetto, Tassis Christoyannis sera à l’œuvre, en compagnie de Véronique Gens, Hélène Carpentier et Thomas Dollié, la baguette de György Vashegyi à la tête de l’Orchestre national philharmonique de Hongrie augurant d’une interprétation pleine de ferveur.

Dernier projet, en concert et discographique, de la saison, Grisélidis (1901) sera présenté à Montpellier le 2 juillet, avant de s’inscrire deux jours plus tard à l’affiche du 10e Festival Palazzetto Bru Zane Paris. Vanina Santoni, Frédéric Antoun, Thomas Dolié, Tassis Christoyannis seront les principaux protagonistes de ce conte lyrique oublié auquel Jean-Marie Zeitouni redonnera vie avec l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Montpellier.
 

La classe de J. Massenet (7ème à partir de la dr.) au Conservatoire. Reynaldo Hahn, 4ème à pratir de la dr. - Musica, sept. 1912 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève.
 
Le guide d’une génération musicale
 
Avec la mort de Massenet, le 13 août 1912 à Paris, s’achevait une carrière d’une richesse exceptionnelle. Dans l’hommage qu’il lui rendit dans les colonnes de Musica en septembre 1912, Xavier Leroux, l’un des anciens élèves de l’auteur de Manon, soulignait « le triomphe et la gloire » que connut « l’œuvre gigantesque » de son maître. « Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort », écrivait-il aussi, rappelant le rôle éminent joué par Massenet durant les années qu’il passa comme professeur de composition au Conservatoire de Paris. Nommé en 1878 à ce poste, il y demeura jusqu’à 1896. Il aurait pu s’il l’avait voulu prendre à ce moment la succession d’Ambroise Thomas (disparu le 12 février 1896) à la tête de l’établissement, mais il préféra décliner l’offre pour pleinement se consacrer à ses prenantes activités de compositeur.
 

L'une des dernières photos de J. Massenet - Musica, sept. 1912 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève.
 
Respectueux de la personnalité de l’élève
 
Alfred Bruneau, Gustave Charpentier, Georges Enesco, Ernest Chausson, Albéric Magnard, Reynaldo Hahn, Henri Février, Gabriel Pierné, Florent Schmitt : loin d’être exhaustive, cette liste suffit à dire l’influence que Massenet pédagogue exerça durant presque deux décennies de professorat. Tous les témoignages convergent : loin de chercher à imposer ses vues à ses élèves, le compositeur se montrait respectueux de la personnalité des jeunes artistes dont il avait la charge.
Rédigés quelques mois avant la mort de Massenet, les lignes de Reynaldo Hahn, que l’on découvre ci-dessous l’illustrent avec beaucoup de sensibilité. Elles rappellent aussi que la musique de Hahn (les charmeurs Portraits de peintres, d’après des poèmes de Marcel Proust en l’occurrence) trouvait place, à côté de pages de Massenet, Pierné, Hillemacher et Leroux, dans le superbe récital « Papillons noirs et blancs » que François Dumont a donné le 2 octobre dernier à Venise. Il est disponible sur la chaîne youtube du PBZ : un heure de musique d’une poésie et d’un chic peu ordinaires ...
 

François Dumont © Joseph Berardi
 
Récital "Papillons noirs et blancs" :   www.youtube.com/watch?v=tS5xauGiypU
 
 

Le Quatuor Tchalik © Steve Murez

Enfin, le 28 novembre prochain à Gaveau, un siècle jour pour jour après la création du Quintette avec piano en fa dièse mineur dans cette salle, le Quatuor Tchalik et Dania Tchalik (à qui l’ont doit la grande version moderne du chef-d’œuvre chambriste de R. Hahn (2)), seront sur la scène de la rue la Boëtie pour fêter le centenaire d’une partition qui, avec le Quintette de Franck, formera la matière d’un « Gala Proust » partagé avec le comédien Pierre Hancisse.(3)
 
Alain Cochard

 

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Reynaldo Hahn - Musica, déc. 1902 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève.
 
Massenet vu par Reynaldo Hahn
Lettre publiée en annexe de Mes souvenirs de Jules Massenet (Paris : Pierre Laffitte, 1912)

 
 

9 décembre 1911

Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut plus aimé de ses élèves ni plus digne de l’être. Dès qu’il vous voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète ; par un mot, par un regard, il vous témoignait qu’il vous avait compris, qu’il était votre ami, qu’il s’emploierait à votre bien. Et c’était vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était impossible de résister pour peu qu’on eût une parcelle de cœur et d’intelligence. 
On reproche toujours à ses élèves de faire « du Massenet ». Avec ça que les autres n’en font pas ! Est-ce notre faute si Massenet a trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française du charme amoureux ? Si ceux-là mêmes qui l’ont le moins connu et le plus dénigré n’ont pu s’empêcher de subir son influence, comment ne l’aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante ? 
Mais jamais, jamais Massenet n’a imposé ses idées, ses préférences, ni surtout sa manière à aucun de ses élèves ; bien au contraire, il s’identifiait à chacun d’eux, et l’un des traits les plus remarquables de son enseignement consistait dans l’assimilation dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux ; qu’il s’agît d’un détail à rectifier, ou d’une modification profonde dans le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l’ouvrage qu’il avait sous les yeux, ce qu’il indiquait, ce qu’il conseillait, ne semblait pas émaner de lui. Massenet : il le tirait pour ainsi dire de l’élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son style propres, et refaisait le travail tel que l’eût refait spontanément cet élève, s’il eût eu l’expérience nécessaire …
Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose désobligeante ; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de cordialité. 
– Voyez-vous, je regrette un peu ce passage … Vous n’avez pas absolument rendu ce que vous vouliez. Oh ! je le sais bien, ce que vous vouliez ! (Et il le décrivait avec une exactitude, une finesse !) Eh bien ! tenez, cherchons ensemble … Ah ! c’est difficile ! mais pourtant ... oui, je crois que j’ai trouvé … Parbleu !… Comment ne l’avez-vous pas vu, puisque vous l’avez indiqué d’instinct, vous-même ? Là, voyez !…
Et son petit crayon d’argent s’agitait dans sa main blanche et nerveuse …
Parfois, il était malicieux ; mais l’ironie se voilait, chez lui, sous des formes si séduisantes ! À un élève, devenu aujourd’hui relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques pages d’orchestre qu’il lui montrait :
– C’est intéressant, c’est curieux, comme vous faites bien l’orchestre de votre musique. 
Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un morceau de chant ou de piano : 
– C’est amusant …, c’est intéressant à constater … Enfin … comme vous faites bien la musique de votre orchestre !…
Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de citation. 
Et quel interprète des maîtres ! Je me souviens d’une séance où, emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la scène de la prédiction du grand prêtre dans Alceste : « Apollon est sensible à nos gémissements ! » 
Je ne pourrai jamais plus l’entendre chanter – que dis-je ! la voir jouer par personne ! 
Il parlait de tout, de littérature, d’histoire et de peinture ; tout lui était bon pour illustrer ce qu’il voulait nous faire comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n’oublierai jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre ... 
 

© Coll. part.
 

 

(1) bru-zane.com/fr/ciclo/ciclomassenet-lincontournable/#
 
(2) www.concertclassic.com/article/le-disque-de-la-semaine-le-quatuor-tchalik-interprete-reynaldo-hahn-compte-rendu
 
(3) www.sallegaveau.com/spectacles/gala-proust-hahn-franck
 
Photo © Palazzetto Bru Zane - Fonds Leduc

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