Journal
Les Archives du Siècle Romantique (65) – L’inauguration de la salle des concerts du Trocadéro / Le Gaulois - 8 juin 1878
Avec l’inauguration du Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française de Venise, il y a treize ans très exactement, se mettait en route une – désormais irremplaçable – machine à explorer notre vie musicale, de la période révolutionnaire à l’entre-deux-guerres. Par sa capacité à donner leur chance à des partitions totalement oubliées, le PBZ a contribué à faire redécouvrir quantité d’auteurs méconnus, à côté de noms qui, aussi glorieux et importants soient-ils, ne sauraient résumer leur temps. Les mélomanes découvreurs ont ainsi pu appréhender dans sa richesse et sa complexité la vie musicale de la période romantique sous ses aspects les plus divers, de la chanson de cabaret et la musique dite « légère » jusqu’aux formes les plus complexes. Que de chemin parcouru en une bonne décennie !
A la tête du PBZ depuis l’origine, Alexandre Dratwicki, directeur artistique, fait figure d’explorateur en chef – infatigable ! Reste que l’œuvre du Centre de musique romantique française de Venise résulte d’un travail collectif. Au sein de ce groupe, Etienne Jardin, directeur de la recherche et des publications du Palazzetto Bru Zane, joue un rôle essentiel. Il signe un précieux ouvrage, remarquablement documenté, « Exposer la musique, le festival du Trocadéro (Paris 1878) », sorti il y a peu aux éditions Horizons d’attente. (1)
La salle des fêtes du Trocadéro © Achives nationales
Une exposition musicale cohérente
Dans la série des expositions universelles en France (1855, 1867, 1878, 1889, 1900), celle de 1878 demeure la moins bien connue. Comme l’écrit Rémy Campos dans sa préface, « l’Exposition de 1878 est un sismographe fiché dans la société française des débuts de la Troisième République dont il fallait avoir l’idée d’aller analyser les mouvements ». Tel a été le dessein d’Etienne Jardin, du point de vue musical. Reste que, huit ans après Sedan, trois seulement après le vote des lois constitutionnelles de 1875, celui-ci, on s’en doute, se mêle souvent à des considérations d’ordre politique, diplomatique, etc., qui rendent la lecture d’autant plus enrichissante.
Le volet musical de l’Exposition de 1878 a pris la forme d’un festival – terme plus que courant de nos jours mais très neuf à l’époque – qui, du 6 juin au 10 novembre, vit se succéder 105 concerts au Trocadéro ; des rendez-vous « explicitement pensés comme une « exposition musicale » cohérente et non comme des événements épars et autonomes. »
Musique ancienne et moderne, française et étrangère
Et l’auteur de décrire le travail de la commission (à l’œuvre à compter du mois d’août 1877), présidée par Jean-Baptiste Krantz, pour décider de la répartition entre musique ancienne et musique moderne (dont le point de départ, sur la suggestion de Léo Delibes, sera in fine fixé à 1830), entre musique française ( compositeur né français, naturalisé français ? ; bien des débats là aussi ...) et musique étrangère. Autant de discussions qui laissèrent place aux poussées d’ego et aux susceptibilités – et émaillent la lecture de détails savoureux !
Musique américaine au Palais du Trocadéro le 4 juillet 1878 © Archives nationales
L’immense salle et son orgue
Exposer musique : le festival de 1878 est indissociable d’un lieu, conçu spécialement pour l’occasion par Gabriel Davioud : le Palais du Trocadéro (2). Echo architectural français à l’Albert Hall londonien inauguré en 1871, cette immense salle (4700 places) fera grande impression, amenant certains commentateurs à imaginer un bien plus grand nombre de spectateurs qu’elle ne peut en contenir. Une salle sans éclairage, pourvue de grandes fenêtres (concerts diurnes donc), sans chauffage, mais pourvue d'un système de ventilation très apprécié. Figure centrale de la facture d’orgue nationale, Aristide Cavaillé-Coll, est de la partie et dote le lieu d’un instrument, sur lequel Etienne Jardin s’attarde tant sous l’angle organistique que celui ... du dépassement budgétaire – le 4e clavier n’était point prévu initialement ...
Le siècle romantique qui s’éteint ...
Impossible de retranscrire ici la richesse d’un ouvrage fourmillant de détails qui, après la phase des préparatifs, s’attarde sur le déroulement d’un festival au cours duquel le chef Edouard Colonne a joué un rôle de premier plan, et sur la nature des ouvrages présentés. Moins d’un quart d’entre eux dataient d’avant 1830 et, pour un large part, étaient postérieurs à 1867 (conformément au vœu du commissaire J.-B. Krantz) – des musiciens dont les noms sont souvent totalement effacés de nos mémoires ... Reste que le moment de la vie musicale que constitua le festival de 1878 s’avère riche d’enseignements. « Du haut de la butte du Trocadéro, on peut scruter le siècle romantique qui s’éteint et deviner la naissance d’une nouvelle modernité » ...
La sortie de l’ouvrage d’Etienne Jardin est l’occasion pour le 65e épisode des Archives du Siècle Romantique de s’attarder sur le premier concert du festival du Trocadéro, le 6 juin 1878, dont Georges, chroniqueur du journal Le Gaulois, rendit compte dans l’édition du 8 juin. Le vaste – trop vaste sur le plan acoustique – vaisseau et la foule qui s’y était massée firent grande impression sur lui. Au programme des pages de David, Saint-Saëns, Bizet, Lacombe et Berlioz, sous la baguette de l’indispensable Edouard Colonne : l’inauguration de la salle du Trocadéro comme si vous y étiez ...
Alain Cochard
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Le Palais du Trocadéro en 1878 © wikimedia.org
MUSIQUE
Le premier concert du Trocadéro
Qui osera dire désormais que les Parisiens n’aiment pas la musique ? Je sors de l’inauguration de la salle des concerts du Trocadéro. Salle énorme, presque démesurée en tout sens, capable d’engouffrer plus de cinq mille personnes, toute une population. Vide, elle m’avait épouvanté de ses dimensions. Figurez-vous un dôme haut de trente-cinq mètres, large d’autant, dont le panneau central représente à lui seul la superficie du plafond d’un théâtre ordinaire. De l’extérieur, on dirait le chevet d’une cathédrale ; au-dedans, les formes s’élargissent : on est dans une sorte de halle étincelante, percée à jour, si légère qu’on la dirait bâtie par miracle. Des tribunes se creusent dans le plein des murs, soutenues par d’élégantes colonnettes ; un amphithéâtre s’accroche aux parois qui regardent la scène ; des loges se développent en demi-cercle, surplombant le parterre et l’amphithéâtre.
Droit devant vous, une vaste conque bleue s’approfondit, étoilée d’or comme un ciel nocturne et fermée par l’architecture pittoresque d’un orgue géant. Par une ironie bien curieuse, MM. Davioud et Bourdais n’ont donné d’autre appui visible aux retombées de leur voûte que des chimères aux ailes enluminées. Le poids écrasant des matériaux les a si peu gênés qu’ils ont l’air de s’en être joués. Pas un pouce d’espace n’est perdu, et pourtant l’espace est prodigué. Comment emplirait-on de spectateurs ce vaisseau immense ? Où trouverait-on des voix et des orchestres suffisants pour sonner dans cet édifice ? Tout le monde était en droit de se poser ces questions devant l’apparente énormité de la gageure des architectes, et tout le monde, en effet, se les posait.
Il y avait sous les colonnades un fourmillement incroyable d’allants et de venants quand je suis entré dans le palais. La salle était déjà pleine. L’amphithéâtre, les tribunes, le parquet, tout regorgeait d’auditeurs. On ne voyait que têtes levées vers la coupole, penchées vers la scène. Tout Paris était là et, avec tout Paris, toute l’Europe.
Mon confrère Parisine a décrit, ici même, la physionomie des étrangers dans les théâtres. Les étrangers foisonnent au Trocadéro : Anglais à la face longue, Allemands au visage épanoui, Italiens souriants, Espagnols un peu graves, chacun reconnaissable au type et à l’accent de sa race. Il se tenait des conversations dans toutes les langues civilisées. C’était une véritable fête d’Exposition universelle, très cordiale et très brillante ; mais bien française aussi, car on ne lisait sur le programme que des noms de musiciens français.
L’orchestre et les chœurs ont pris place. Entre parenthèses, cela fait un coup d’œil assez original. Les choristes-hommes occupent la tribune de l’orgue et la gauche du proscénium ; les choristes femmes se rangent à droite. Ces dames sont en noir, avec un ruban couleur de feu au corsage. Les instruments sont neufs : les harpes dorées brillent au mi lieu et les contre-basses jettent un superbe éclat rouge. L’entrée de M. Edouard Colonne est saluée d’applaudissements. Il lève son bâton, et tout aussitôt l’on commence.
Edouard Colonne (1838-1910) © Fonds Marsick - PBZ
On a exécuté d’abord la première partie du Désert de Félicien David. Le prélude éveille de légers échos dans les pro fondeurs de la voûte ; les voix des chœurs sont accompagnées par une je ne sais quelle résonnance aérienne, surtout dans les passages rapides. Dans les passages lents et brillants, l’effet est excellent. D’ailleurs, cet écho n’a rien de désagréable, et la salle paraît être d’une aussi bonne sonorité que puisse l’être un vaisseau de cette dimension. Au Désert succède une cantate nouvelle de M. Saint-Saëns pour soli, chœurs et orchestre : les Noces de Prométhée. Si j’ai bien compris le sens du livret, cette œuvre magistrale est une œuvre de circonstance. Prométhée, épousant l’Humanité qui l’a délivré, devient la figure du Progrès. Mais, au vrai, ceci n’importe guère. Ce qui est incontestable, c’est que M. Saint-Saëns a rarement été mieux inspiré. Sa partition est d’un souffle puissant et du plus grand style. Elle débute par une sorte de chant triste, lent et grave comme un gémissement, et qui, transformé dans une marche de triomphe, finit par devenir comme un hymne nuptial. Le récit du ténor : « Aux confins du vieil Univers » dit avec beaucoup d’art par M. Warot, a paru fort beau. L’air de l’Humanité a valu deux salves de bravos à une cantatrice douée d’une voix délicieuse et que le programme appelle Mme H… M. Melchissédec prêtait son organe de bronze au rôle de Titan. Tout a donc marché à merveille. Je m’empresse d’ajouter que la partie chorale, admirablement traitée par le compositeur, a été interprétée à souhait. L’explosion grandiose : « C’est le jour de gloire de l’Humanité », a provoqué une triple ovation. C’est un très grand succès et très unanime pour M. Saint-Saëns.
La Danse bohémienne de la Jolie Fille de Perthes (sic), du regretté Georges Bizet, est venue ensuite. À la vérité, le local est un peu bien vaste pour des pièces musicales de cette délicatesse ; mais celui-ci à l’avantage d’être instrumenté dans les timbres clairs et il a produit tout son effet.
Je suis fâché de ne pouvoir consacrer que quelques lignes à la Sapho de M. Lacombe. Cette, élégie antique offre de l’intérêt. Le chœur des Pâtres par lequel elle débute est coupé ingénieusement et bien accompagné par le quatuor et les hautbois. La complainte des Vierges de Lesbos est fort poétique. J’aime moins la chanson des Pâtres, chantée par M. Villaret fils : le caractère en est vague. Le finale, longuement et savamment développé, a de la sonorité et de la force. L’œuvre est vaillante et elle mérite le bon accueil qui lui a été fait.
La spirituelle ouverture de la Déesse et le Berger de M. Duprato a fait éclater ici ses fines sonneries. Le joli chœur dialogué du même opéra-comique : « O Micia, déesse charmante ! » a été également goûté. Toutefois, cette page, écrite à merveille pour la scène, perd un peu à être exécutée au concert. La musique en est pleine d’intentions qui demandent impérieusement les costumes, les décors et les feux de la rampe.
La salle des fêtes du Trocadéro pendant un concert officiel (M. Scott) © Paris Musées - Musée Carnavalet
Mais le grand triomphe de la journée, la maîtresse acclamation a été pour le septuor des Troyens et la Marche troyenne, qui couronnaient le concert. Il a fallu recommencer ce sublime septuor, qu’interprétaient Mmes J. Howe, Brunet-Lafleur, Boidin, Puisais et MM. Warot, Villaret fils, Melchissédec et Ponsard. Je ne crois pas qu’il existe au théâtre un morceau d’ensemble d’une plus absolue puissance. L’idée se développe, s’élargissant toujours, passant de partie en partie jusqu’à la formidable conclusion, où tout se résume dans un éclair. Le public s’est senti pris aux entrailles par cet incomparable inspiration dramatique. Pourtant, l’effet serait plus grand dans une salle moins vaste : les sonorités de ces sept voix enchevêtrées prennent trop de diffusion ; on n’entend presque pas la pédale persistante qui souligne si magiquement l’ensemble. La salle du Trocadéro n’est pas une salle d’opéra ; c’est une salle de concerts.
Au total, cette première fête a laissé à tous les spectateurs une impression excellente. Les trois cent cinquante exécutants de M. Edouard Colonne ont donné avec une vigueur, une netteté, une puissance surprenantes. Il n’y a pas eu une seule défaillance, pas le moindre accident. C’était plaisir de voir cette myriade d’archets s’agitant ensemble, ces feuilles de musique se tournant toutes à la fois et, d’autre part, des milliers de mains levées en même temps pour applaudir sur tous les points de la salle. Le spectacle était curieux, exorbitant, féerique. Cela promet, certes, pour les séances prochaines.
On aurait pu craindre que la sortie d’une foule si compacte ne se fît pas sans quelque trouble : il n’en a rien été. Les dégagements sont ménagés de telle sorte que les encombrements sont impossibles. On est au large dès les couloirs. Les toilettes des dames n’ont eu nullement à souffrir des froissements, comme il arrive dans les dégagements de certains théâtres. Marquons de blanc cette inauguration : elle a été heureuse pour les architectes du palais, pour la musique française, pour M. Colonne et pour le public.
GEORGES
(1) « Etienne Jardin : « Exposer la musique, le festival du Trocadéro (Paris 1878) », éditions Horizons d’attente (362 p./ 19 €)
(2) Le Palais du Trocadéro sera détruit en 1935 afin de permettre l’édification du Palais de Chaillot.
Illustration : Isidore-Laurent Deroy - Exposition universelle 1878 - Palais du Trocadéro © Bibliothèque nationale de France
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