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Les Archives du Siècle Romantique (58) – Quand Paul Valéry et Olivier Messiaen rendaient hommage à Paul Dukas (La Revue musicale. Numéro spécial Paul Dukas - mai-juin 1936)

 
Disparu en 2017, Simon-Pierre Perret n’aura hélas pas eu le bonheur d’assister à la publication de la Correspondance de Paul Dukas dans la collection Actes Sud/Palazzetto Bru Zane ; sachons-lui gré d’avoir rassemblé une masse de documents qui apportent une irremplaçable contribution à la connaissance de l’auteur d’Ariane et Barbe-Bleue et de son époque, riche ô combien ! de bouleversements politiques et esthétiques.
 
Après deux premiers tomes occupés par les années 1878-1914 puis 1915-1920, l’entreprise se referme avec un Volume 3 embrassant les années 1921-1935. (1) Une période de silence créateur quasi total, mais néanmoins passionnante car elle montre un être attachant, plein d’humour, passionné de littérature  (« (...), J’aurai sans doute beaucoup trop lu pour un musicien », plaisante-t-il en 1933), un observateur attentif et plein d’humour, souvent critique envers la modernité, ses facilités, son impudeur. Un professeur aussi – Dukas enseigne la composition à l’Ecole Normale de Musique à partir de 1926, au Conservatoire de Paris l’année suivante. Si l’artiste peut se montrer consterné par l’évolution de certains collègues («le grand Igor [...] n’a plus aucune idée », confie-t-il à Paul Poujaud à propos de la Perséphone de Stravinsky ...), il demeure d’une généreuse ouverture d’esprit envers la jeune génération. « Julian Krein (2) et Messiaen (...) sont à coup sûr mes élèves les plus doués bien que si différents ! », écrit-il au chef d’orchestre Walter Straram en décembre 1932.
 

Olivier Messiaen fut de ceux qui prirent part au Numéro spécial Paul Dukas, publié en mai-juin 1936 par la Revue musicale. Le jeune auteur des Offrandes oubliées y dit son admiration pour le maître et professeur (disparu le 17 mai 1935) et montre combien « la rutilance [et la] somptuosité éblouissantes » de l’orchestre d’Ariane et Barbe-Bleue l’on séduit et marqué. A côté de ce beau témoignage, les Archives du Siècle Romantique ont retenu celui de Paul Valéry (lui aussi inclus dans le numéro spécial de la Revue musicale), un non musicien qui n’en a pas moins su résumer avec une parfaite sobriété le génie de Paul Dukas : « la rupture évidente et franche avec toute facilité »
 
Alain Cochard

 

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© DR

 « Hommage à Paul Dukas » par Paul Valéry

Je n’ai pas qualité pour parler Musique. Je ne sais, pour rendre hommage à Paul Dukas, que deviner en lui, comme on voit au travers d’un voile, quelques-unes de ces vertus et de ces volontés qui sont, dans tous les arts, des modes de la grandeur de l’être et de la puissance de l’esprit.
Je trouve en lui ce que j’ai tant admiré chez quelque autre : la rupture évidente et franche avec toute facilité. On est accusé dès lors d’être stérile par ceux qui ne conçoivent pas que la rareté des ouvrages puisse être l’effet de l’immensité du travail. Je leur dis que les innombrables rebuts du labeur des amants de la perfection suffiraient à la gloire de bien des artistes moins forts contre eux-mêmes.
Dukas savait que le plus beau des présents que nous fait, par faveur soudaine, notre nature, ne doit encore, si précieux en soi nous semble-t-il, être jamais reçu, tenu, que pour une promesse, et qu’il nous reste toujours à élever le donc de la fortune à la dignité d’une production réfléchie de l’intelligence. C’est que le « grand art » n’est que celui qui satisfait toutes les exigences de l’esprit et qui ne laisse sans emploi aucune des différentes forces qui sont dans l’âme.
Ici ferais-je volontiers l’éloge de cette virtuosité de laquelle on dit tant de mal à cause de ceux qui, n’ayant qu’elle, n’en usent et n’en abusent qu’aveuglément. Celle que possédait Paul Dukas n’était point le fruit d’une quantité d’exercices tant que la récompense d’une méditation perpétuelle des rapports des moyens de la musique avec son objet. Mais mon ignorance m’interdit toute précision.
Je ne puis dire à quel point j’honore et j’aime dans notre noble artiste cette sévérité dans la recherche de soi-même et dans la poursuite de la poésie pure de son art. C’est une œuvre aussi belle que ses autres œuvres, et leur mère admirable, que la vie exemplaire de Paul Dukas.
 

 
© Archives Leduc

 
« Ariane et Barbe-Bleue » par Olivier Messiaen
[…]
L’orchestre d’Ariane. Tout orchestre bien fait joue, par rapport à la musique qu’il orne, le rôle des projecteurs électriques au théâtre : il dessine, précise, féerise parfois, éclaire toujours. L’orchestre d’Ariane ne pouvait manquer d’avoir ces qualités. Il en a d’autres, qui donnent à la musique une rutilance, une somptuosité éblouissantes. Ne les portait-elle pas en soi ? Certes ! mais elles restaient cachées au profane. Seul, le technicien averti en pouvait pressentir les splendeurs. Comme son ami Debussy, Dukas aimait l’Orient. Et il y a quelque chose de l’Orient dans son orchestre. « Ce n’est pas assez groupé », disait-il, devant les travaux malhabiles de ses élèves. Son orchestre est au contraire presque toujours écrit par groupes. Dans le flot d’améthystes qui ouvre la scène des pierreries les bois trillent, les cordes font des gammes en trémolo, les cuivres, procédant par mouvement semblable, lancent joyeusement le thème de « La Lumière ». Et tout cela est toujours admirablement disposé, d’un contrepoint impeccable. À l’instar de Wagner, Dukas double parfois les bois par les cordes et vice-versa. L’orchestre en timbres soli de Pelléas semble lui être étranger. Il recherche avant tout la richesse du coloris, la clarté de l’ensemble. Peu de tenus, aux cuivres surtout ! Les trombones procèdent par détachés secs ou enflés. Souvent la petite flûte vient diamanter les tutti en quelques traits rapides. Dukas sait faire rire ses bois, rougeoyer ses cuivres, haleter son quatuor. Mais ce qui lui appartient en propre c’est la façon vraiment géniale dont il précise un accent. Par une fusée des bois ou du quatuor, un trait de violon ou un arpège de petite flûte, un sforzando des trompettes, un coup de cymbale, un frémissement crescendo de tambour de basque, un pizzicato, une broderie, un accord trillé des vents, de rapides staccati des cuivres, et surtout par ces groupes-appogiatures dont il raffole, grappes pimentées, furtives étrangères qui font tout le brio et cet enchantement sonore.
Je vous ai parlé des symboles, de la musique, de l’orchestre d’Ariane. J’ai essayé de les mettre en lumière les uns par les autres. Y ai-je réussi ? Ai-je découvert le magique secret du chef-d’œuvre ? Je ne le crois pas. Dukas était un solitaire. Sa musique vit loin de la foule et des regards curieux. Tous l’admirent, peu la comprennent. Le voile qui recouvre le Saint des Saints n’a jamais été soulevé. Peut-être ne le sera-t-il jamais ?
« La bouteille que j’ai lancée à la mer ? Je ne m’illusionne guère sur le nombre de ceux qui auront déchiffré le message qu’elle contenait ». Ces tristes paroles, Paul Dukas les a prononcées quelques mois avant sa mort. Elles restent d’actualité. Comme la Vraie Vérité qu’il contemple maintenant, comme son héroïne Ariane, il a répandu la lumière…
« La Lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise ».

 

 
(1)         Simon-Pierre Perret : Correspondance de Paul Dukas (1921-1935) – Volume 3 - Actes-Sud /Palazzetto Bru Zane (583 p./45€ ) // bit.ly/3Az7wZB
 
(2)         Julian Krein (Yulian Kreyn, 1913-1996), fut autorisé par les autorités soviétiques à venir étudier avec Dukas à Paris en 1927. Diplômé de l’Ecole Normale de Musique en 1932, il reprit le chemin de Moscou en 1934.
 
Photo © Archives Leduc

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