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Les Archives du Siècle Romantique (42) – L’Opéra de Paris au temps du choléra ou les charmes de l’épidémie (1832)

Il y a de deux siècles, une épidémie de choléra survenue en Inde au mitan des années 1820 toucha la France à compter du mois de mars 1832, après avoir atteint divers pays européens. Un mois après l’Angleterre, le premier cas fut identifié à Paris le 26 mars : trois jours plus tard Le Constitutionnel soulignait la fulgurance de la maladie : « Le Choléra-Morbus est plus dangereux que la peste : tous les climats lui sont favorables ; il empoisonne l’air et marche avec les vents ; partout il répand la désolation et la mort [...], deux heures après l’invasion du mal, le mourant n’est plus déjà qu’un objet d’horreur et de contagion. ». Dans un Paris alors très insalubre, elle se propagea promptement : dès la fin de la première semaine d’avril on recensait déjà plus de 1800 cas. 19 000 personnes périrent dans la capitale en l’espace de six mois – parmi lesquels Champollion, Sadi Carnot, Casimir Perier et le général Lamarque –, le bilan national s’élevant à 100 000 victimes environ.
 
Une loge à l'Opéra, salle Le Peletier © PBZ - Fonds Leduc

Tandis que depuis le début de la crise sanitaire, les termes pandémie et gestes barrières sont omniprésents, que toutes les salles de spectacles sont fermées et que bien des incertitudes planent pour l’heure sur les conditions dans lesquelles la rentrée 2020 se déroulera, il était intéressant d’observer le comportement en 1832 de la belle société amoureuse d’art lyrique et habituée de l’Opéra (la salle de la rue Le Peletier à l'époque) et du Théâtre Italien. Trois articles du Figaro ("journal litéraire" fondé en 1826 et dont le nom n'est pas encore précédé de l'article défini) en portent ci-dessous témoignage : on se lave tant et plus, Paris sent le chlore et le camphre ; « jamais les Parisiens n’ont respiré un air plus pur que depuis qu’ils ont la peste ». Ils sortent, et se rendre à l’Opéra participe d’une pulsion vitale qui traduit un rapport différent, ô combien !, de celui de nos sociétés au danger et à la mort ...

Alain Cochard

 
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(Figaro, 1er avril 1832)

L’Académie royale de Musique vient de prendre, sous la surveillance de l’autorité, les mesures les plus complètes d’assainissement. Tous les escaliers intérieurs et l’extérieur de ce grand édifice sont lavés deux fois par jour avec de l’eau chlorurée. Un grand nombre de vases, remplis de chlore, sont placés dans le foyer du public et dans tous les corridors. Un ventilateur, dont l’action est très-puissante, fonctionne continuellement dans la salle et sur le théâtre. Toutes ces mesures de salubrité, la société choisie qui fréquente l’Opéra, les vastes proportions de ce théâtre, expliquent l’affluence qui se presse aux représentations de la Sylphide et de Robert-le-Diable. Le besoin d’échapper, par des distractions, à de tristes préoccupations, peut même encore augmenter l’empressement du public. Robert-le-Diable sera représenté demain lundi 2 avril, pour l’avant-dernière fois.
 

© Gallica - BnF

(Figaro, 2 avril 1832)

LES CHARMES DE L’ÉPIDÉMIE
Il n’y a que parfum dans toute la ville : le musc, l’ambre, le camphre s’exhalent de tous les vêtemens (l’orthographe originelle des articles a été conservée, NDLR) ; tout le monde est propre, toutes les mains, tous les visages sont frais et lavés, même ceux des bousingots (1) ; tout le monde a des chemises blanches ; les rues, les maisons, les escaliers sont nétoyés ; le chlore purifie l’atmosphère. Jamais les Parisiens n’ont respiré un air plus pur que depuis qu’ils ont la peste.
Et puis on comprend la santé, on se mire avec complaisance pour se voir frais et bien portant ; on se trouve heureux de marcher, heureux de boire, heureux de manger, heureux de parler, heureux de vivre. La vie est une richesse, une fortune immense. Il n’y a plus de pauvres que ceux qui sont malades. Personne ne porte envie à la richesse ni à la puissance ; l’homme qui vit, par le fait de son existence, est l’égal de tout le monde.
Vous aviez sur votre carré des voisins qui faisaient de la cuisine : on sentait l’oignon et la soupe aux choux. On sent le camphre.
Et puis il y a un intérêt commun pour tous, un intérêt qui fait de la ville comme une seule famille : tout le monde se connaît, on se parle dans la rue, on s’interroge avec affection. Autrefois on s’offrait du tabac, aujourd’hui ou s’offre des parfums.
Et puis, il y a une jouissance inexplicable à se promener par un beau soleil entre les arbres bourgeonnans des boulevards, au sein d’une ville pestiférée ; jouissance semblable à celle que l’on éprouve en marchant sur l’Etna, les pieds dans la cendre tiède du volcan, ou sur le bord des précipices.
On va voir ses parens et ses amis, on se serre la main avec effusion, on se réconcilie avec tout le monde, on supprime les lenteurs et les protocoles dans les affaires d’amour.

Nous n’avons qu’un tems à vivre,
Amis, passons-le gaîment.

On a un excellent prétexte pour ne pas aller entendre certains concerts, pour ne pas entrer dans certains théâtres. On a fait bien des utopies : Platon a fait une république modèle, Fénélon la ville d’Idoménée, Voltaire l’Eldorado. Tout cela n’est rien, la ville la plus heureuse est celle où règne le choléra.

(1) Terme désignant un jeune républicain
 

Giovanni Battista Rubini (1794-1854) © DR

(Figaro, 3 avril 1832)

THÉÂTRE-ITALIEN
La clôture des représentations de Favart, pour la saison, s’est faite de la manière la plus brillante, et malgré les bruits sinistres de contagion, d’insalubrité, d’épidémie, les fervens dilettanti n’ont pu résister au charme des noms de Rubini et de Lablache, au double attrait des opéras du Pirata et de la Prova : la salle était pleine samedi dernier.
Rubini, si beau, si tendre, si énergique, a partagé avec Mme Devrient, dans le Pirate, les applaudissements et les cris d’admiration du public. [...].

Illustration © PBZ - Fonds Leduc

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