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Les Archives du Siècle Romantique (37) – Arthur Pougin rend hommage Charles Lamoureux (Le Ménestrel, 24 décembre 1899)

Le nom de Charles Lamoureux (photo, 1834-1899) demeure vivant dans les mémoires grâce à l’orchestre qui porte son nom, mais les mélomanes n’ont pas toujours conscience du rôle essentiel que l’artiste joua dans la vie musicale française durant le dernier tiers du siècle romantique. La bibliographie manquait d’un ouvrage embrassant la totalité du parcours du fondateur des Concerts Lamoureux : cette lacune est enfin comblée grâce à un ouvrage très complet de Yannick Simon, complet et accessible car il paraît dans la collection de poche Palazzetto Bru Zane/Actes Sud : « Charles Lamoureux, Chef d’orchestre et directeur musical au XIXe siècle » (sortie le 15 janvier).
 

Passionnant portrait d’un musicien et « entrepreneur atteint d’une incurable phobie institutionnelle », ce livre retrace pas à pas l’itinéraire de l’artiste d’origine bordelaise, de ses débuts de violoniste à une activité de chef d’orchestre marquée par un indéfectible engagement en faveur de la cause wagnérienne – avec les soubresauts qui l’accompagnèrent ! De la Société de l’Harmonie – c’est autour du répertoire d’oratorio que sa carrière pris son envol –, jusqu’aux Concerts Lamoureux(2) et leurs pérégrinations dans diverses salles de la capitale, on mesure la ténacité avec laquelle le chef mena ses projets.
 
Wagnérien, Charles Lamoureux le fut au plus haut point,  comme l’atteste une étude très fine des programmes des Concerts Lamoureux entre 1881 et 1899. A côté de l’auteur de Lohengrin, plus que dominant, d’autres figures du répertoire germanique se taillent une belle place : Beethoven, Schumann, Mendelssohn, Weber – Mozart étant nettement moins présent. Lamoureux n’en oubliait pas pour autant ses compatriotes et, derrière Berlioz et Saint-Saëns, de loin les mieux servis, Chabrier, D’Indy, Lalo, Bizet ou Massenet occupent des positions non négligeables, tandis que des apparitions statistiquement bien plus modestes montrent la curiosité du maestro français envers les jeunes écoles nationales (Balakirev, Glinka, Gade, Grieg, Lassen, Moussorgski, Tchaïkovski, Wieniawski, etc.)
 

Charles Lamoureux © DR

Charles Lamoureux caressa un temps l’idée de créer à la Tétralogie à Paris dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900. Il y renonça finalement, préférant proposer celle de Tristan et Isolde au Nouveau-Théâtre de la rue Blanche, du 28 octobre au 16 décembre 1899. Quelques jours plus tard, le 21 décembre, il mourut à son domicile parisien du 62 rue de Wagram, suscitant des hommages à la mesure de l’action qui avait été sienne. Cosima Wagner fit déposer une gerbe avec ces simples mots : « A Charles Lamoureux, Wahnfried ». (3)
Le 24 décembre, l’historien et critique musical Arthur Pougin (1834-1921) publiait dans Le Ménestrel l’article que l’on découvrira ci-après. Des lignes qui montrent combien, dans le contexte tendu de l’après-Sedan, le wagnérisme fervent de l’artiste avait pu heurter bien des sensibilités.

Alain Cochard

 
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Arthur Pougin : “Charles Lamoureux”, Le Ménestrel, 24 décembre 1899, p. 411

Tandis que nous sortions, jeudi, de la séance d’audition des envois de Rome au Conservatoire, une nouvelle stupéfiante se répandit dans la salle, où elle était apportée par M. Letorey. Lamoureux était mort ! Personne n’y voulait croire, et pourtant il fallait se rendre à l’évidence. Malade depuis deux jours et alité, il avait été enlevé subitement, à une heure de l’après-midi, dans une crise violente. Personne n’ayant eu connaissance de sa maladie, puisqu’il avait encore dirigé la dernière représentation de Tristan et Yseult au Nouveau-Théâtre, on juge de l’impression que put produire sur tous cette nouvelle.
J’avais été le camarade et l’ami d’enfance de Lamoureux ; pendant longtemps nous fûmes inséparables, et notre affection était fraternelle. Durant trois années nous étions camarades de pupitre à l’orchestre du Gymnase, que nous quittions, lui pour entrer à l’Opéra, moi pour entrer à l’Opéra-Comique. Plus tard, je l’aidai considérablement dans l’organisation de sa Société de l’harmonie sacrée, où il fit entendre, on sait avec quel succès, le Judas Machabée et le Messie de Haendel, la Passion de Bach, la Gallia de Gounod et l’Ève de Massenet. Puis, vint sa fameuse campagne wagnérienne, que je considérais, à tort ou à raison et toute préoccupation artistique mise de côté, comme un outrage sanglant fait à mon pays. Nous eûmes à ce sujet des discussions vives, un froissement naturel s’ensuivit, peu à peu l’éloignement se fit, puis on finit par ne plus se voir, et nous vécûmes complètement à l’écart l’un de l’autre. C’est pourtant ça, la vie !...
 

balakirev à charles malesherbes 34 rue pigalle
L'émotion suscitée par la mort de Charles Lamoureux s'est vite propagée dans toute l'Europe ...
Télégramme de Mili Balakirev, envoyé le 23 décembre 1899 de Saint-Pétersbourg. Le compositeur russe prie son correspondant parisien (Charles Malesherbes, 34 rue Pigal sic), de déposer une couronne d'une valeur de cinquante francs sur le cercueil du chef d'orchestre.
© Coll. particulière

Lamoureux était fils d’un petit restaurateur qui demeurait 31, rue Pont-Long, à Bordeaux. Il avait quinze ans quand il fut envoyé à Paris. Il entra, au Conservatoire, dans la classe de Girard, chef d’orchestre de l’Opéra, classe qui semblait prédestinée sous ce rapport, puisqu’elle nous a donné encore deux autres chefs d’orchestre, MM. Danbé et Colonne. À vingt ans, Lamoureux obtenait un brillant premier prix. Il ne tarda pas à fonder une société de quatuors, dont M. Colonne était précisément le second violon. Mais il avait de l’ambition et, bien que son instruction théorique fût à peu près nulle, il rêvait déjà d’être chef d’orchestre. Il s’exerça d’abord de diverses façons, puis fonda la Société de l’harmonie sacrée, qui mit en évidence ses très réelles qualités de directeur. Il fut alors appelé à la tête de l’orchestre de l’Opéra-Comique (1875), où il resta peu ; deux ans après il entrait en la même qualité à l’Opéra, qu’il quitta presque aussi rapidement. Son caractère entier le voulait maître absolu là où il se trouvait, et il ne supportait aucune contradiction. Alors, donnant sa démission de second chef à la Société des concerts, il fonda les Concerts-Lamoureux, où il entama, on sait avec quelle énergie, sa grande campagne wagnérienne. Cela ne lui suffisait pas, et il voulut aussi un théâtre wagnérien. On n’a pas perdu de mémoire l’histoire de l’unique représentation de Lohengrin qui lui coûta 200 000 francs à feu l’Éden-Théâtre et qui donna lieu à une foule d’incidents héroï-comiques (4). Mais il était tenace, et ne lâchait pas facilement une idée. C’est à celle-là que nous devons encore les récentes représentations de Tristan, qui n’étaient, dans sa pensée, qu’un acheminement à la réalisation complète de son projet.
Et voici que la mort vient tout renverser ! Il n’importe, Lamoureux a tenu sa place, et une place brillante. C’était un véritable artiste, et nul n’oubliera les services qu’il a rendus à l’art, l’énergie, le talent et la volonté dont il a fait preuve.

© Coll. particulière
 

(1)    « Charles Lamoureux, Chef d’orchestre et directeur musical au XIXe siècle » - Palazzetto Bru Zane/Actes Sud, 256 pages,  11€ (parution le 15/01/2020)

(2)    La Société des Nouveaux Concerts faudrait-il plutôt écrire. Celle-ci se transforma en Association des Concerts Lamoureux en 1897 au moment où son état de santé obligea le chef à céder la baguette à Camille Chevillard (1859-1923), son gendre

(3) Nom de la demeure de Richard Wagner à Bayreuth

(4) En 1887

Photo © DR

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