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Les 39èmes Ballett-Tage de John Neumeier à Hambourg - Sidérant - Compte-rendu

En sortant de la rétrospective Nijinsky-Epilog, pour laquelle John Neumeier a concentré en un après-midi et une soirée trois de ses grands ballets tournant autour de la personnalité et de l’œuvre du Dieu de la danse, on a du mal à retrouver ses marques : comment à coups d’ arabesques, de portés, de tours en l’air et de pirouettes, le chorégraphe a-t-il pu ainsi descendre dans l’intimité la plus troublante du danseur, évoquer ses triomphes, sa folie, ses tortures face à un monde qui ne le comprit pas mais se contenta de l’aduler pour la partie la plus extérieure de son génie ? Avec Nijinsky, créé en 2000, ballet lourd, terrible, il conte l’histoire de Nijinsky star des Ballets Russes, avant de montrer Nijinsky fou, au milieu d’un monde encore plus fou que lui, puisqu’il s’agit de la guerre de 14.

On passe de la griserie des Orientales, de Schéhérazade et de ses ballerines tourbillonnantes, aux voiles gonflés par le génie de Bakst et de Rimski-Korsakov, à l’oppressante et implacable Symphonie n°11 de Chostakovitch, qui porte le drame. Commencée sur la vision de Nijinsky obligé, en 1919, de pirouetter devant un public mondain à Saint-Moritz, alors qu’il est déjà passé de l’autre côté de la barrière, elle se termine sur une scène hallucinée où le danseur se drape dans une croix faite du tapis rouge de ses succès, vision désespérée qui ouvre sa descente aux enfers de la solitude : ce qu’il appela « ses épousailles avec Dieu ».

Le soir, Nijinsky toujours, dans l’autre approche de son cruel destin faite par Neumeier dans le Pavillon d’Armide, évocation du premier ballet où les parisiens le découvrirent au Châtelet, en 1909. Et là, c’est bien pire encore car le ballet joue sur la cruauté du scalpel pour évoquer des enchantements qui se faufilent dans la mémoire du danseur et le laissent nu, face à un monde dépouillé de ses rêves, comme le voile d’Armide disparu du tableau au matin, lorsque le Renaud de l’histoire du Tasse se réveille. Car, ce Pavillon, c’est la maison où Nijinsky va être interné et où sa femme le conduit dès les premiers pas du ballet. Et la gentille musique de Tchérepnine, qu’on n’avait jamais prise au sérieux, se charge ici d’une signification inattendue, la gracieuse insignifiance de ses évocations néo-baroques faisant ressortir l’atrocité du propos. Stupéfiante d’acuité, la vision finale où le danseur, se dépouillant de ses vêtements, laisse son double physique assis sur un banc du jardin de la clinique, à jamais, pour se poster dans une des attitudes imaginées par Neumeier pour son ballet Vaslaw, - non donné cette fois - tandis que s’ébauchent les premières mesures du Sacre du Printemps. C’est sur ce dernier ballet, beaucoup plus intéressant que la version de 1913, hypothétiquement reconstituée par Millicent Hodson et Kenneth Archer, que ce clôt ce Nijinski-Epilogue, moment unique dans l’histoire du Ballet de Hambourg, et dont Neumeier avait rêvé.

Dire la qualité des danseurs de Hambourg, c’est rendre hommage à l’excellence de l’Ecole patiemment constituée par le chorégraphe qui en a fait à la fois un temple de la tradition académique, essentiellement héritée de l’Ecole russe, et un laboratoire pour ses dons de Pygmalion. On note tout de même qu’il lui faudra, alors que l’effectif de base est magnifique, trouver des personnalités de solistes qui puissent faire face aux énormes demandes de ses chorégraphies. Depuis le départ de la française Joëlle Boulogne, restent en lice l’autre française, miraculeuse, Hélène Boucher, et l’italienne Silvia Azzoni, tandis que l’aristocratique Anna Polikarpova, vraie leçon de style dans Armide, voit les années s’accumuler.

Pour les garçons, l’exquis et bondissant Thiago Bordin, le très doué Alexandr Trusch, l’athlétique Edvin Revazov sont les plus brillants de la nouvelle génération que sont en train de quitter les formidables Ivan Urban et Lloyd Riggins. Mais ils ne sont encore que les émanations tourbillonnantes de Nijinsky, et non son âme. Et combien de temps le prodigieux Alexandre Riabko, sans doute le danseur le plus émouvant de la scène européenne depuis Jorge Donn, outre une technique éblouissante, pourra- t’il porter sur ses épaules l’énormité de ce que lui demande Neumeier. Le vendredi, le voilà Mercutio, rôle très technique, vibrant et nerveux, dans le Roméo et Juliette de Neumeier, un ballet de près de quarante ans, qui montre combien le futur chorégraphe de Nijinsky maîtrisait déjà l’art narratif et l’univers de Shakespeare, auquel il consacre d’ailleurs cette année un Shakespeare dances, fait d’extraits de plusieurs de ses ballets. Hélène Boucher et Thiago Bordin y ont d’ailleurs campé un couple d’une exquise fraîcheur. Le samedi, voici Riabko incarnant l’homme de la IIIe Symphonie de Mahler, ballet emblématique de la compagnie. Un rôle moins dansant mais riche d’éloquence expressive, de surcroît sur la musique sur-émotionnelle de Mahler. Le lendemain, enfin, il devient Nijinski l’après-midi, et le soir Nijinski encore dans le Pavillon d’Armide. Une plongée dans la folie créatrice, cernée dans de multiples facettes, et ô combien éprouvante pour le danseur, qui y a atteint des sommets, mais au prix de quelle fatigue physique et morale !

Mais le Ballet de Hambourg, fidèle transmetteur d’une pensée géniale, est ainsi : il donne tout de lui-même, et notamment au cours du long mois de juin où se succèdent les représentations sans discontinuer, cela pour la 39e fois cette année, car la compagnie fête ses quarante ans, avant de se clore sur le pyrotechnique Nijinsky-Gala, où des étoiles étrangères accourent du monde pour ce joindre à ce feu d’artifice unique. Invité de marque de la session 2013, le Ballet de Monte Carlo, dont le directeur, Jean Christophe Maillot, fut l’un des grands danseurs de Neumeier, et dont le Roméo et Juliette a soulevé l’enthousiasme du public. Hambourg est un sommet, où s’inscrit à peu près tout de ce que peut dire la danse classique. Jacqueline Thuilleux

Hamburger Ballett-Tage, Hambourg, Opéra, les 14, 15 et 14 juin 2013. Jusqu’au 30 juin, rens. : www.hamburgballett.de/

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Photo : Holger Badekow
 

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