Journal

Les 30 ans du Festival de Verbier – Happy Martin – Compte-rendu

 

 
L’air toujours aussi paisible et souriant, Martin Engstroem se penche sur son passé, et se réjouit du présent, encore plus fastueux. Le producteur qui a vu défiler à son invitation à peu près toutes les plus grandes figures du monde de la musique, raconte ses phénoménales aventures dans un livre ahurissant de richesse anecdotique, De Stockholm à Verbier, Une vie pour la musique (1), qu’il faut savourer comme un roman. Mais si sa vie a été virevoltante, lui garde toujours cet étonnant self-control, et Dieu sait qu’il lui en a fallu, pour arriver à gérer les folies des flamboyantes personnalités artistiques qu’il a su dompter, ou au moins les apaiser dans leurs éclats d’écorchés. Et surtout faire converger vers son enfant chéri, ce Festival de Verbier, dont l’image de luxe vain nuisait un peu à la station.
 

Martin Engstroem © Lucien Grandjean

Habituellement vide l’été, Verbier s’est donc peu à peu rempli d’une foule qui processionne dans ses quelques rues, public à la mise soignée mais non ostentatoire, avide de musique, et partout des jeunes gens participant à l’Académie ou jouant dans les orchestres réunis spécialement pour le Festival. Violons et altos sur le dos, contrebasses et violoncelles poussés sur leurs roulettes, c’est tout un carnaval qui arpente la station, où de multiples lieux résonnent de manifestations variées, mais dont la salle des Combins, assez laide mais astucieusement organisée pour faire face aux ondées ou déluges qui s’abattent souvent ici, constitue le cœur du Festival.
 
Inutile de remonter les interminables galeries de stars qui se sont pressées sur cette montagne, pour jouer ou entendre jouer, et on revoit encore la grande Maïa Plissetskaïa s’y promener au bras de son mari Rodion Chtchedrine, mais l’été 2023 est particulier, car une incroyable cohorte des meilleurs musiciens du temps s’est retrouvée là pour célébrer ensemble cet anniversaire de trente ans de merveilles, qu’ils soient engagés dans quelque concert sur place ou qu’ils viennent spécialement pour l’occasion. Et si l’argent nuisait un peu au statut de la station, il n’est guère inutile lorsqu’il faut sponsoriser de formidables têtes d’affiches : outre des soutiens aussi majeurs que celui de Rolex, la bonne fée Aline Foriel-Destezet est là comme en tant de lieux où sa baguette magique aide à lever les problèmes.
Martin Engstroem a soixante-dix ans, donc, il le proclame avec bon sens et philosophie, tandis que son Festival, avec sa généreuse trentaine, s’est épanoui malgré les difficultés rencontrées, notamment l’absence de grande salle à ses débuts. Un gala d’exception, aussi inattendu que subtil, malgré quelques faiblesses, en a témoigné.
 

10 pianistes pour les Préludes op. 23 de Rachmaninoff © © Evgenii Evtiukhov

Qu’on imagine l’originalité du programme, pléthorique : les 10 Préludes op.23 de Rachmaninoff en ouverture, joués par 10 pianistes dont les noms font vibrer, un jeu de lumières subtil permettant de faire alterner les interprètes d’un piano à l’autre, dans une semi-obscurité, chacun gardant sa personnalité, mais l’ensemble offrant une sorte d’unité d’atmosphère tout à fait envoûtante: dire que Kissin, Bronfman et Trifonov ont ébloui par leur virtuosité tenue, dire que Kantorow a fait résonner les premières notes du 1er Prélude comme  entrant dans un rêve, que Pletnev a arrêté le temps, que Malofeev a ébloui, voilà des évidences qui mises bout à bout, en ont créé une autre, celle de la profondeur avec laquelle ces artistes nous font pénétrer dans l’univers du maître.

 

© Lucien Grandjean
 
Puis idée originale et savoureuse : les Variations Goldberg en formation de chambre, ou plutôt en groupes de solistes alternés, là aussi avec d’excellents jeux de lumière mettant en valeur leurs apparitions, tandis que Dimitry Sitkovetski, auteur de cette insolite transcription, avait ouvert le jeu au piano avec l’Aria, voilà qui a surpris et enchanté. Quelques autres interventions sur le clavier ont fait retrouver l’original ou le modifiant quelque peu, comme l’ébouriffant Brad Meldhau et l’incroyable gamin aux doigts de lutin, le Géorgien Tsotne Zedginidze. Si le sens des Goldberg perdait peut-être un peu de sa rigueur et de sa mystérieuse évolution, l’unisson des archets des Batiashvili, Jansen, Kenneth-Mason, Maïsky ou Mäkelä (le chef retrouvant son violoncelle pour l’occasion), du Quatuor Ebène ou de l’altiste Blythe Teh Engstroem, épouse de Martin Engstroem (et co-directrice du festival à compter de l’année prochaine) tissait une sorte de toile fluide, dont ressortait, il faut bien l’avouer, et lorsque la possibilité lui en était donnée, la sonorité irisée du violon de Renaud Capuçon, grand soliste certes, mais chambriste incomparable.
 

© Lucien Grandjean
 
Le gala devait conduire à une fin plus ludique, mais un peu bourrée comme un panier de surprises dont la pléthore a fini par nuire à la finesse du spectacle : amusant certes, le Carnaval des animaux, de Saint-Saëns, déroulé par le VFCO devant une galerie mobile d’animaux fantastiques et de motifs floraux aux couleurs joyeusement tapageuses de l’illustratrice Sandra Albukrek, mais le texte refait par Antoine Jaccoud et filé par trois stars en guise de nornes, Barbara Hendricks, ainsi que Marthe Keller et Isabelle Keller, marraines du festival, alourdissait par sa bienpensance contemporaine. Il faisait amèrement regretter les pianistes – « Ce mammifère concertivore, digitigrade ... » – croqués par Francis Blanche dans ses tirades impérissables, mais évidemment un peu longues pour un concert d’une telle ampleur.
Heureusement, le violoncelle de Gautier Capuçon a retrouvé la bonne corde émotionnelle et fait planer le fameux Cygne comme un nuage. Puis, Terfel, Goerne, Hampson, Bernheim, et Hendricks avec sa voix fatiguée mais toujours émouvante, se sont succédé dans un melting pot d’airs traditionnels ou populaires, dont l’enchaînement lassait un peu. Heureusement l’ouverture du Candide de Bernstein, dirigé par Mäkelä, a conclu les festivités, avec une gaieté contagieuse. La soirée fut belle, originale, vitaminée, avec quelques erreurs, et surtout porteuse de la fidélité des artistes venus dire Happy Birthday au maître de musique de Verbier et à l’énergie qu’il a déployée pendant trente ans.
 

Mikhaïl Pletnev et Klaus Mäkelä © Lucien Grandjean
 
La veille, on ne saurait passer sous silence la prodigieuse interprétation de Mikhaïl Pletnev dans le si populaire 2e Concerto de Rachmaninoff. Le pianiste et chef russe, l’un des plus fascinants de son temps, est malheureusement trop peu entendu, et pourtant… Dès les premières notes, le Concerto en ut mineur semblait renaître : au lieu d’enfoncer les premiers accords comme les coups de bâton qui ouvrent les représentations théâtrales, il se glissait dedans, d’un toucher impalpable et porteur d’une intense mélancolie, puis continuait à développer cette longue cantilène en ne faisant aucun effet, l’air de dire : à quoi bon. Le bateau de nos rêves, de nos regrets, de nos envols filait sur la mer, sans cap, en faisant seulement bondir les vagues de la musique, seul soutien à la douceur étreignante qui portait l’interprète. Un premier mouvement d’anthologie, suivi d’un second bouleversant, puis concluant avec une virtuosité qui brodait les motifs plus qu’elle ne les faisait exploser. Un Rachmaninov plus resserré sur lui-même que spectaculaire pour une fois dans ce concerto réputé extroverti.
 

@Agniesz Kabiolik 
 
Et Pletnev n’était pas seul en cause dans l’émotion dégagée par cette séquence car Klaus Mäkelä a une fois de plus témoigné de son étonnante adaptation au style du soliste en piste, surtout quand il en a un aussi marqué que Pletnev. Une écoute qu’un Simon Rattle est probablement le seul à manifester avec autant de finesse à ce jour. Mäkelä, malgré la vigueur qu’on lui connaît, dirigeait l’orchestre comme une caresse, sans le faire trop rebondir, et sachant jouer des grands moments lyriques avec plus de largeur que de nervosité. Puis le jeune chef, à la tête d’un orchestre galvanisé, bien formé par Gabor Takacs-Nagy, son responsable cette année, s’est montré flamboyant, comme à l’accoutumée, en faisant vibrer la force grondante, ponctuée  d’instants d’apaisement et de contemplation, de la Symphonie alpestre de Richard Strauss, dont la complexité d’écriture imposait à l’orchestre une tension et une rigueur extrêmes.
Un tableau sonore où avalanches et cascades s’entremêlaient sans s’embrouiller. On imagine la difficulté de telle partition pour le chef, resté d’ailleurs un long moment immobile lorsque cette débauche sonore quasi cosmique s’est enfin apaisée, comme pour laisser la musique couler le long de ses membres, pendant que le public retenait son souffle. Car à Verbier, les spectateurs savent écouter, et pas seulement applaudir. C’est là le fruit d’une longue éducation, que l’on doit à Martin Engstroem, lequel a su implanter ici une approche éclairée de la musique.
 
Jacqueline Thuilleux

 

 
(1) De Stockholm à Verbier, une vie pour la musique, entretiens de Martin Engstroem avec Bertrand Dermoncourt (Actes Sud, 192 pages, 23€ )
 
Festival de Verbier, les 23 et 24 juillet. Jusqu’au 30 juillet 2023. www.verbierfestival.com
 
Photo @Agniesz Kabiolik 

Partager par emailImprimer

Derniers articles