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L’Enlèvement au sérail en version de concert au TCE – Réparation – Compte-rendu

Le contexte géopolitique actuel fait de L’Enlèvement au sérail un opéra embarrassant, sinon périlleux, à interpréter. Face au fondamentalisme musulman et aux exactions de Daesh au Moyen-Orient, difficile en effet de prendre à la légère la turquerie de Mozart, de n’y entendre, comme à la création à Vienne en juillet 1782, qu’un exotisme badin, un folklore orientalisant, à la mode au siècle des Lettres persanes de Montesquieu ou Des pélerins de la Mecque, de Gluck. D’autant plus qu’au dénouement, la clémence du pacha Sélim délivre une souveraine leçon de tolérance, guère audible dans le monde d’aujourd’hui, et pourtant des plus nécessaires …
 
Confiée à l’Allemand Martin Kusej - homme de théâtre aguerri - la production du festival d’Aix-en-Provence, cet été, s’engageait sans réserve dans une transposition contemporaine, n’esquivant aucun enjeu politique - avec un Osmin, gardien de sérail devenu taliban ou mercenaire djihadiste, dans un désert du pourtour méditerranéen. Malgré des réussites (un pacha Sélim singulier, façon Lawrence d’Arabie), cette mise en scène « radicale » — textes parlés réécrits, durée du spectacle étirée jusqu’aux limites du supportable - parasitait le sens du singspiel de Mozart.(1) Et mettait à mal sa musique, comme la patience du public, voire l’endurance des interprètes. Chef (Jérémie Rhorer) et chanteurs méritaient donc réparation. Le théâtre des Champs Elysées vient de la leur offrir, sous forme d’une version-concert. On sait que depuis son entrée en fonction avenue Montaigne, en 2010, Michel Franck soutient activement, dans le répertoire mozartien, Jérémie Rhorer (photo) et son orchestre du Cercle de l’Harmonie. Le résultat, lundi soir, lui a donné une nouvelle fois raison.
On a entendu rarement (infiniment mieux, en tous cas, qu’à Aix-en-Provence) un Enlèvement au sérail d’une telle grandeur de ton (notamment au dernier acte), d’une telle richesse d’accents et de couleurs. Sans doute parce que le jeune chef retrouvait à Paris ses instrumentistes familiers du Cercle de l’Harmonie (à Aix, il dirigeait le Freiburger BarokOrchester). Parce que la distribution, si elle a reconduit la plupart des chanteurs de cet été (entre autres, le Pedrillo subtil de David Portillo), en a programmé de nouveaux, très heureusement choisis — le ténor Norman Reinhardt, Belmonte des plus stylés et raffinés. Enfin, parce que Jérémie Rhorer, à 42 ans, s’impose, parmi les chefs de sa génération, comme le mozartien par excellence. D’instinct, il replace chaque opéra dans le zodiaque complet de l’œuvre lyrique de Mozart. A l’arrière-plan de ses interprétations passe toujours en filigrane souvenir ou prémonition, rappel d’un opéra antérieur ou signe annonciateur d’un ouvrage à venir. Avait-on déjà aussi bien pressenti le Tamino de La Flûte enchantée dans le Belmonte du début de L’enlèvement ? Aussi bien reconnu la Fiordiligi du « Come scoglio » de Cosi fan tutte dans la Constance héroïque du « Marten aller arten », au deuxième acte ? Mieux savouré, dans le premier air de Blondchen, une Despina en bouton ?
 
Mais Jérémie Rhorer exalte aussi ce qui dans L’enlèvement au Sérail en constitue la singularité profonde, irremplaçable — « ce qui en fait le charme et ne se retrouve jamais plus », comme le notait Weber, admirateur perspicace de L’Enlèvement. On pense à l’ample quatuor qui termine le deuxième acte — un développement imaginé par Mozart qui l’imposa, en dramaturge-né, à son librettiste. Constance et Belmonte se sont rejoints, leur délivrance est en vue, mais la jalousie instille son poison. La comédie bascule dans le drame, l’ère du soupçon se profile, avec ses tempi hésitants, ses tonalités brouillées. Ni les Noces ni Cosi n’approchent d’aussi près le précipice des suspicions.
Autre moment d’exception, magnifié par la direction et les chanteurs : le duo final entre Belmonte et Constance (Jane Archibald, bouleversante de dignité et d’affliction). A nouveau prisonniers du pacha, et ne doutant pas que celui-ci n’exerce sa vengeance, les amants se préparent à mourir. Heureux d’être réunis. Pour ce duo d’assomption et de ferveur, l’orchestre se fait portique de marbre et d’acier, les voies fusionnent et jubilent. Leurs paroles pourraient être celles du Fidelio de Beethoven, ou du Tristan de Wagner, mais la musique est unique. Sans équivalent chez Mozart lui-même. Sans descendance ni antécédent repérables.
 
« Le public est, relativement au génie, une horloge qui retarde » déplorait Baudelaire. Pas seulement le public, la critique aussi. « L’ouverture est d’une impayable naïveté, le grand air de la soprano est entaché de vocalisations grotesques, il y a aussi une foule de formules qui sont aujourd’hui pour nous une véritable obsession » pouvait-on lire dans le journal des Débats du 19 mai 1859, au lendemain de la première représentation parisienne de L’Enlèvement, au Théâtre lyrique. Pourtant, le signataire de ces lignes incongrues n’était autre que … Hector Berlioz ! Réjouissons-nous qu’un siècle et demi plus tard, grâce au travail des Gardiner et Harnoncourt de naguère, de Jérémie Rhorer et son Cercle de l’Harmonie maintenant, notre époque apprécie sans contresens la musique de Mozart. En assimile les conventions comme les fulgurances. Et reconnaît dans ses vertiges et ses émois le fidèle reflet des nôtres.
 
Gilles Macassar
 
(1) Lire le CR de la production aixoise : www.concertclassic.com/article/lenlevement-au-serail-au-festival-daix-en-provence-mozart-perdu-dans-le-desert-compte-rendu
 
Mozart : L’Enlèvement au sérail - Théâtre des Champs-Elysées, 21 septembre 2015
Retransmission sur France Musique le 28 novembre 2015, à 19 h
Enregistrement à paraître plus tard chez Alpha/Outhere

Photo Jérémie Rhorer © cercledelharmonie.fr

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