Journal

L’Enchanteresse de Tchaïkovski à l’Opéra de Lyon - Bons et mauvais sorts – Compte-rendu

Brillante idée que de proposer à la curiosité des mélomanes (en première française) une œuvre aussi peu jouée que cette Enchanteresse de Tchaïkovski, à laquelle il tenait tant, et que la postérité n’a guère mise en valeur. Non qu’elle soit inconnue – les Russes la montent parfois et on a vu aussi d’autres mises en scène européennes, à Anvers notamment –  mais elle n’est guère rentrée dans les mœurs musicales : surprise de choix, aussi alléchante qu’une forêt noire, car l’œuvre est bien noire, et bien compacte, ce qui n’enlève rien à sa richesse inouïe.
 
A la veille de la Dame de Pique, qui devait faire oublier l’insuccès de l’Enchanteresse, cette œuvre terrible que Tchaïkovski créa en 1887 au Mariinsky, montre sa facette la plus sombre, la plus tragique. Mais au contraire de la Dame, il n’y atteint pas à cette sorte de sécheresse glaçante, d’épure fantastique : touffue et, osons le dire, un peu malhabile dans son étagement dramatique. Malgré une abondance de motifs et d’idées musicales somptueuses, où l’on retrouve des échos du lointain Lac des cygnes dans sa partie la plus désespérée, elle est si dense dans son accumulation de scènes trop longues, surtout dans sa deuxième partie, de surenchère dans les passions les plus extrêmes, que tous les personnages y paraissent au bord de l’hystérie en permanence.

© Stofleth - OnL
 
Pour y voir clair et tirer le meilleur de cette carte pléthorique, une mise en scène dépouillée, sobre ou un rien poétique (car l’amour de la terre russe l’imprègne autant que la folie meurtrière des hommes, surtout dans la superbe ode de l’héroïne, Kouma, à la Volga) eût aidé à nous rendre plus facile l’accès à cet enfer psychologique. Sans doute peu préoccupé de rendre parlant un univers qui lui est familier puisqu’il est russe, le metteur en scène Andriy Zholdak s’est peu intéressé à la couleur locale, à l’exception d’une grande robe blanche pour l’héroïne, a peu mis en scène les beaux chœurs, et cherché surtout, semble-t il, à régler des comptes avec quelques institutions, ce qui, pour le coup, nous parle peu. Le tout dans des décors brutaux de chambrées violemment éclairées, en contraste avec quelques bancs d’église, et signés de Daniel Zholdak et Simon Machabelli.
 
Que ce régisseur n’aime guère les ecclésiastiques, au point de surcharger de la façon la plus vicelarde le personnage du clerc, Mamyrov, sorte d’inquisiteur omniprésent – il le fait notamment uriner dans un vase qu’il verse ensuite dans la coupe du festin princier, et câliner à la limite de l’obscène le grand crucifix dont la silhouette plane sur l’ensemble –, cela nous indiffère. Que le pouvoir autocratique l’écœure, au point de présenter le méchant prince Nikita, meurtrier de son fils, en caleçon et tricot, pour ajouter le ridicule à la violence, voilà qui n’ajoute rien à ce que nous avions déjà compris et ne fait que substituer le grassouille au féroce, et donc en diminuer la portée. Coiffée comme un artichaut en folie, son épouse, la princesse Eupraxie, avec des robes années soixante qui mettent à mal sa silhouette, n’est plus qu’une mémère en pleine crise de nerfs. Diables-satyres en sabots fourchus, tandis que l’on fouette d’improbables jeunes servantes-guerrières qui rampent par terre. Bref, le bon goût …
 

© Stofleth - OnL
 
Dommage, vraiment, car l’interprétation est magnifique en tous points. Presque exclusivement russe, à l’exception de l’excellente Clémence Poussin dans le rôle de Polia, amie de Kouma, elle fait s’affronter des figures en proie à une violence sonore et psychique permanente, s’agitant dans une marmite de désirs refoulés ou au contraire monstrueusement affichés : la plus raisonnable étant justement l’héroïne, Nastassia-Kouma, qui n’a d’enchanteur que son intelligence et sa beauté, et n’use d’aucun maléfice, alors que tous ceux qui l’entourent sont à peu près déments. Elle est incarnée par la superbe Elena Guseva, au timbre riche, voix chaleureuse et dorée, présence séduisante qui apporte un peu de fraîcheur à ce monde boursouflé par ses haines, ses désirs, ses rancœurs et ses crimes.
Les deux princes, Nikita, le père incarné par Evez Abdulla et le fils Youri, chanté par Migran Agadzhanyan, ont des voix éclatantes, le vilain clerc Mamyrov, sous les traits de Piotr Micinski, distille tout le venin que son personnage requiert, et la grande Ksenia Vyaznikova, en princesse-mère  affolée par l’infidélité de son époux, domine l’ensemble, malgré ses affutiaux difficiles.
 
Quant au jeune Daniele Rustioni, chef principal de l’Opéra de Lyon depuis 2017, on s’est habitué à son style énergique, à sa rigueur conquérante. Il en fallait ici, pour mener à bien cette accumulation de scènes violentes, de motifs exacerbés, d’affrontements qui se répètent à plaisir, comme si Tchaïkovski ne pouvait se détacher de la noirceur de l’âme humaine. Il mène l’entreprise à bien, épuisante sans doute, notamment pour l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui a joué le jeu avec toute la vigueur souhaitée. Peu d’air frais dans cette soirée compacte, et le sentiment d’être passé à côté d’une aventure qui eût pu être émouvante ; elle n’aura été qu’épaisse.
 
Jacqueline Thuilleux
 
Tchaïkovski : L’Enchanteresse - Lyon, Opéra, 15 mars ; autres représentations les 9, 22, 24, 27, 29 et 31 mars 2019. www.opera-lyon.com
 
Photo © Stofleth - OnL

Partager par emailImprimer

Derniers articles