Journal
Le Temps d’Aimer à Biarritz / 31e édition – De tout et beaucoup – Compte-rendu
Au milieu de nombre de démonstrations, et de répétitions publiques, outre la fameuse Gigabarre sur la plage, où affluent les amateurs, sous la battue rigoureuse d’artistes de Ballet Biarritz, le meilleur de la danse française propose ainsi son quatuor de choc : Malandain, Preljocaj, Bouché, Harriague. Qui dit mieux que cette galerie pour recevoir le choc de ce que la danse d’aujourd’hui peut retirer à la fois de l’héritage classique, des nouvelles routes offertes au corps, des thèmes du moment et de ceux de toujours …
Evénement majeur, bien évidemment que celui qui inaugurait la session, placée sous le signe de Stravinsky, dont on fête le cinquantenaire de la mort, et qui vécut plusieurs années à Biarritz.(1) Un Oiseau de feu, un Sacre du Printemps, dans des versions nouvelles, voici qui est suprêmement excitant et impose aux chorégraphes de fortes visions : pour l'Oiseau de feu (photo), Thierry Malandain, dont on sait la veine mystique, a choisi la version de Riccardo Chailly pour évoquer une figure de Phoenix, qui au lieu d’être un oiseau écarlate et rutilant, est surtout un porteur de lumière, un être chargé des péchés du monde, écrasé par le mal figuré par des silhouettes en noir. Contourné, ramassé sur lui-même ou s’épanouissant en des gestes magnifiques d’envol vers un monde libéré de ses erreurs, de ses horreurs. Il le paye de sa vie, mais il renaît, toujours porteur d’espoir. Ballet qui reprend dans sa thématique une évocation du personnage de Saint François d’Assise, auquel le chorégraphe est très attaché, et qui ne put se faire il y a quelques années, pour des raisons purement pratiques.
Si l’on connaît un peu le parcours de Malandain, on retrouve ses obsessions de pureté, de rêve d’infini, de libération du corps douloureux, obtenue par ce corps lui-même. Si on les ignore, on découvre une fresque émouvante et superbement dessinée, où les couleurs alternent, porteuses de valeurs mystiques, et sur lesquelles se détache la figure prenante, tourmentée ou lisse de l’Oiseau, Hugo Layer, sans doute le danseur à la technique la plus parfaite, la plus parlante de la compagnie.
Stravinsky toujours, pour l’incontournable Sacre du Printemps, qui marqua le tournant d’un monde artistique. Que de versions fabuleuses, aussi différentes les unes que les autres, mais toujours marquantes, avec en tête celle d’origine, de Nijinski, reconstituée avec beaucoup de recherche et d’imagination par Hodson et Archer, celle de Béjart, incomparable par sa perfection gymnique et dynamique, demeurée la référence, celle, très psychanalytique, de Pina Bausch qui fait beaucoup de bien aux danseurs, lesquels peuvent ainsi extraire d’eux-mêmes toute leur violence animale, et tant d’autres.
Celle du brillant Martin Harriague (2), valeur montante de la chorégraphie française et notablement basque, nommé artiste associé au CCN Malandain Ballet Biarritz en 2018, se réfère indiscutablement aux origines d’une Russie primitive évoquée par Nijinski. Pour ce, il a retrouvé les piétinements, la présence de l’ancêtre, la dynamique encore beaucoup plus violente qu’à l’époque de la création, où les danseurs n’étaient guère habitués à tant de voltige, et l’esprit sacrificiel plus qu’érotique, en hymne à la nature renaissante, laquelle requiert pourtant d’être brisée pour revivre. Certes, ce n’est pas du Harriague typique, mais la fresque est impressionnante, la fin chavirante, avec la fille sacrifiée qui monte vers le ciel, et la battue plus qu’énergique de Theodor Currentzis, version bien choisie, accroît cette explosion tellurique des corps. Et l’on lit aussi dans cette danse de mort et de vie, la physicalité caractéristique de la danse israélienne à laquelle Harriague a beaucoup puisé, puisqu’il a fait partie cinq ans de la Kibbutz Contemporay Dance Company.
Bizarrement, et bien que ce fût le fait d’une petite compagnie de jeunes danseurs soutenus par la région et qui change constamment, Dantzaz, basée à San Sébastien, c’est avec le spectacle du lendemain, toujours panache de Malandain et de Harriague, qu’on a retrouvé la vraie substance du jeune créateur, lequel, plus porté sur un théâtre dansé que sur de simples évolutions plus ou moins parlantes, fourmille d’idées, parfois mises bout à bout comme un patchwork au sein duquel on attend un axe qui n’apparaît pas toujours, mais sait créer des tableaux animés qui puisent aux angoisses et aux combats de son temps. Une sorte de journaliste chorégraphique qui sait admirablement choisir ses musiques - supports déchirants de la musique de Schubert notamment pour Fossile, où il évoque les marées noires, la destruction de la nature, tandis qu‘il s’érige dans Walls contre les blocages érigés par les mouvements planétaires des migrations contemporaines, qui créent les problèmes que l’on sait, et montre un Trump éructant, lequel n’est pas sans rappeler la fameuse Table verte de Kurt Jooss.
Il y a toujours une pointe d’humour dans ces grandes brisures dramatiques, avec une intense poésie dans les pas de deux, une frénésie morbide, une peur latente, et aussi une sorte d’espoir d’amour et de fraîcheur comme l’image finale de Fossile les deux héros, survivants de divers cataclysmes, s’y retrouvent figés, en tenue d’Eve et d’Adam, juste vêtus de feuillages, image symbolique puisée dans quelque Dürer mâtiné de renaissance italienne. Dire que les œuvres de Martin Harriague sont parfaites serait exagéré mais l’on y pénètre avec intérêt, on ne s’y ennuie jamais et leur force nous touche, autant que quelques images inoubliables. L’homme est possédé par les enjeux de l’époque, et l’exprime avec une richesse qui tranche sur les ratiocinations habituelles des contempteurs du siècle.
En point d’orgue, l’exceptionnel Ballet Mécanique, conçu par Malandain il y a un quart de siècle, et qui, à coup de danseurs entrecroisés en une gymnastique implacable, évoque des roulements à billes, ou des aiguillages de voies ferrées pour un ballet de robots, comme le conçut en 1924 George Antheil (1900-1958), le Stravinsky américain. Prodigieux d’écriture, dansé avec brio par les jeunes de Dantzaz, qui en détournent cependant un peu le sens en le jouant avec des corps bien vivants voire sexy, alors que toute la tension doit se tenir dans les regards, en dehors des virtuosités accomplies sur ce ring.
Pour le reste, le Festival, entre plusieurs hommages à l’héritage basque, permet aussi de familiariser avec une des grandes interprètes de Pina Bausch, Chrystel Guillebeaud, en un solo et un entretien, les 15 et 16, et de découvrir une pièce maîtresse du grand Preljocaj, son Lac des cygnes, parcouru des sombres courants qui habitent ce créateur inspiré, puis la création des Ailes du désir de Bruno Bouché avec la Ballet de l’Opéra du Rhin, d’après le chef-d’œuvre de Wim Wenders. Encore une histoire d’ange, qui lui choisit la terre … Lorsqu’elle ressemble à Biarritz et son océan, on le comprend, bien qu’il ait mûri son projet en Alsace… Bref, un festival qui est bien une fête.
Jacqueline Thuilleux
(2) Lire l’interview de Martin Harriague (sept. 2020) : www.concertclassic.com/article/une-interview-de-martin-harriague-choregraphe-faire-chanter-les-corps
Biarritz, les 11 et 12 septembre ; jusqu’au 19 septembre 2021/ www.letempsd’aimer.com
Photo © Olivier Houeix
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