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Le Petit Prince de Michaël Levinas au Châtelet - Fidèle et inventif - Compte-rendu

Le Petit Prince de Levinas au Châtelet

Selon l'âge et le moment, que l'on lise Le Petit Prince ou le feuillette, le livre d'Antoine de Saint-Exupéry ne laisse jamais tout à fait le même souvenir. Livre d'images ou poème en prose philosophique et humaniste, il est l'un de ces textes qui toujours stimule l'imagination.

Livre d'images, poème philosophique, l'opéra de Michaël Levinas est tout cela à la fois. Le compositeur s'est d'abord attaché, avec une grande fidélité, à tirer un livret du texte de Saint-Exupéry : le récit devient alors dialogues – et chaque scène un duo.

Toute la matière musicale est contenue dans cela même : le dialogue d'un enfant (le Petit Prince) avec le monde, celui des « grandes personnes », celui des fleurs aussi (la Rose), et des animaux (le Renard, le Serpent). La ligne vocale est simple : elle épouse les inflexions des paroles d'enfant (prédominent ici l'étonnement et l'interrogation). Mais de ce matériau de départ, Michaël Levinas tire une multitude de variations – de « désinences » comme il le dit lui-même très justement – que l'on retrouve à l'orchestre.

Dès la première scène (qui repose sur l'une des demandes – insistante – les plus célèbres de toute la littérature : le « Dessine-moi un mouton ! » adressé par le Petit Prince à l'Aviateur), l'instrumentation extrêmement précise et inventive du compositeur forme un écho, un halo à la parole parlée-chantée du protagoniste. D'emblée se révèle la puissance de l'alchimie sonore que Michaël Levinas a développée dans toute son œuvre, bâtie sur une connaissance intime du son (il est à l'origine, avec Hugues Dufourt, Gérard Grisey ou Tristan Murail du courant « spectral » de la musique contemporaine), et qui n'est pas sans évoquer les œuvres de Jonathan Harvey (1939-2012) qui abordent la musicalité de la voix (en particulier Mortuos plango, vivos voco et Speakings). Cet enveloppement instrumental de la voix s'appuie en particulier sur les claviers : le piano, qui donne souvent le ton d'une scène, mais aussi le clavier MIDI, support d'un fascinant jeu d'illusions quand l'électronique – réalisée à l'Ircam en collaboration avec Augustin Muller – se mêle aux instruments d'un orchestre au demeurant plutôt classique. La direction limpide d'Arie van Beek à la tête de l'Orchestre de Picardie donne précisément à entendre toute l'invention et les dosages de l'écriture orchestrale de Michaël Levinas.

Le petit Prince de Levinas au Châtelet

En parallèle de ce travail sur le fond sonore, musical et vocal, l'opéra se présente sous une forme en tableaux. Après un prologue (la voix du narrateur, texte dit par Patrick Lapp), qui est une véritable mise en condition d'écoute (comme le prologue Je, tu, il à La Métamorphose, le précédent opéra de Michaël Levinas), chaque scène a ainsi son identité musicale propre – un peu à la manière de L'Enfant et les sortilèges de Ravel, ce qui n'est évidemment pas qu'une coïncidence – et le tout a la saveur réjouissante d'exercices de style. Très crédible dans le rôle du Petit Prince, la soprano Jeanne Crousaud, agile et précise, prouve la grande réussite du compositeur, qui parvient à traduire le sentiment d'enfance en le confiant à une voix adulte, une gageure qui a souvent plombé en la rendant caricaturale ou mièvre la représentation de rôles enfantins dans le théâtre musical. Face à elle, le talent vocal et scénique des interprètes – dont certains tiennent successivement plusieurs rôles – fait éclore le merveilleux. Ainsi de l'apparition de l'Ivrogne (le baryton-basse Alexandre Diakoff), véritable « clochard céleste » comme sorti de chez Gogol (dont Michaël Levinas avait adapté Le Manteau dans son opéra Go-gol), à la fois grotesque et effrayante en un double mouvement que recrée la musique : aux bruits concrets – les glouglous des litrons – répond la musique sombre, grave, creusant par ses résonances (cuivres et percussion) le vide de l'existence. Ici, Michaël Levinas cite presque une de ses œuvres de jeunesse, Clov et Hamm, inspirée par Fin de partie de Beckett.

La mise en scène de Lilo Baur accompagne le compositeur dans sa lecture – fidèle, répétons-le – du texte de Saint-Exupéry. Les personnages sont insaisissables comme dans un rêve. Ils défilent, littéralement parfois : le Roi, l'Allumeur de réverbères (Alexandre Diakoff dans deux autres de ses emplois) traversent la scène latéralement. La metteuse en scène assume les changements de ton de scène en scène : l'Aiguilleur, très gouailleur (c'est toujours Alexandre Diakoff !), fait quitter le décor naïf de planétarium qui est celui des aquarelles de Saint-Exupéry, pour une plongée dans le cinéma des années 1930 ; pour la rencontre avec le Serpent (Rodrigo Ferreira, qui est également un superbe Renard), tout se passe au ras du sol ; avec la Rose (la jeune mezzo Catherine Trottmann), c'est presque un ballet. Et finalement, les décors et costumes de Julian Crouch font oublier par leur évidente simplicité (soulignée par les lumières de Fabrice Kebour) la contrainte de la reprise de l'univers visuel du livre. Le Petit Prince de Michaël Levinas est décidément une œuvre ambitieuse qui, s'adressant à tous, parle aux enfants. C'est en cela surtout qu'elle est fidèle à son modèle.

Jean-Guillaume Lebrun

Paris, Théâtre du Châtelet, le 9 février 2015. Prochaines représentations à l'Opéra royal de Wallonie à Liège les 17, 18 et 21 octobre 2015.

 

 

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