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Le Journal d’un disparu & La voix humaine au Teatro nazionale di Roma – Au bord du précipice – Compte rendu

Belle trouvaille que d'avoir réuni dans la même soirée Le journal d'un disparu de Janáček et La voix humaine de Poulenc, deux courtes œuvres a priori antagoniques. Andrea Bernard a pourtant vu des similitudes entre les deux personnages principaux, solitaires, volontairement isolés, brisés et comme saisis au bord du précipice.

Matthias Koziorowski © Fabrizio Sansoni-Teatro dell'Opera di Roma
Parabole d’un être désemparé
Le premier volet du diptyque présenté au Teatro nazionale di Roma à deux pas du Teatro Costanzi, s'ouvre sur une chambre d'hôtel qui servira de cadre aux deux récits – Alberto Beltrame signe la chorégraphie. Un homme y fait les cent pas, fébrile, agité, à l'affût du moindre bruit. Le villageois amoureux d'une tsigane prêt à tout abandonner pour la suivre, devient ici la parabole d'un être désemparé que l'on devine seul et accablé après avoir été abandonné. Visiblement tourmenté, l’individu jouera avec un petit cheval ou laissera s’écouler d'un oreiller de la terre, tel un sablier, métaphore du temps qui passe inexorablement et que rien n’arrête ... revit mentalement son histoire. On frappe à la porte et une femme en escarpins vertigineux et manteau de fourrure, très aguicheuse, outrageusement vêtue de rouge entre pour le charmer. La gitane-prostituée lui fait tourner la tête, mais à l'heure du choix il se précipite devant un autel caché dans une cloison pour prier et repousser la tentation.

Veronica Simeoni (Zefka) © Fabrizio Sansoni-Teatro dell'Opera di Roma
Malgré une mutuelle attirance, la femme disparaît et laisse Janícek avec son désespoir et ses regrets. Bouleversé, il enfile le manteau laissé par la prostituée et écrase nerveusement un bâton de rouge sur ses lèvres. L'illusion est terminée, le voilà nouveau seul dans cette chambre d'hôtel froide et anonyme, où une chanson de Piaf venue d'une pièce voisine s'est fait entendre …
Une voix et un remarquable comédien
Dans le rôle de Janícek, l’Allemand Matthias Koziorowski offre une brève mais intense performance. Le ténor se montre d'une grande puissance vocale et expressive pour traduire les fantasmes de cet être dévasté. Voix héroïque aux accents sensibles, le chanteur s'avère être un remarquable comédien qui se glisse avec le plus grand naturel dans les plis d'une direction d'acteur soutenue. Veronica Simeoni campe également avec beaucoup d'assurance Zefka, qu'elle aborde sans montrer la moindre difficulté dans une langue qui paraît aisée. Au piano Donald Sulzen accompagne ce voyage intérieur avec un jeu aux mille subtilités, soigneusement construit, qu'il parvient à prolonger sans heurt dans le second volet.

Anna Caterina Antonacci © Fabrizio Sansoni-Teatro dell'Opera di Roma
Un monologue en apesanteur
Une chambre d'hôtel un peu plus luxueuse, mais tout aussi triste, sert de cadre à La voix humaine. Une femme élégante, agitée elle aussi, écoute un peu trop fort une chanson de Piaf....Quelques coups dans la cloison et la voilà qui baisse le son, seule, désemparée, folle (sans doute), elle attend un appel téléphonique qui, plus que jamais, semble non pas une conversation mais un simple et tragique monologue ; car elle parle (se parle) à ce qui pourrait être son amant, mais lorsqu'elle lâche le combiné et se met sur haut-parleur, aucune voix ne résonne à l'autre bout du fil alors qu'elle arpente la pièce, se tâche, retire son chemisier, enfile une chemine d'homme ... Elle aussi revit un drame, sort ses jumelles pour faire comme si elle observait l'absent de sa fenêtre. Le fantasme est si grand qu’un homme sort de son lit... Ils se regardent sans se voir, puis celui-ci retirera veste et chemise avant d'accueillir une superbe créature qu'il entraînera dans la salle de bain. Poursuivant son soliloque, la femme sort de longs câbles d'un placard que l'on retrouvera à la toute fin dans la salle de bain vide, avant de se rhabiller, non sans avoir versé quelques gouttes de poison (???) dans son champagne. A-t-elle décidé de se suicider ? On peut le penser, même si aucune réponse ne nous sera donnée.

© Fabrizio Sansoni-Teatro dell'Opera di Roma
Une artiste au sommet
Anna Caterina Antonacci totalement investie, en accord avec la proposition d’Andrea Bernard, livre un pur moment de théâtre. D’un chic et d’une beauté renversante, la diva-tragédienne donne libre court à toutes les failles, à tous les mystères contenus dans ce mini-drame qu’elle interprète comme en apesanteur, entre deux rives, entre deux eaux. Chaque geste, renouvelé, chaque mouvement étudié, chaque parole prononcée dans un français parfait, semble s’écrire sous nos yeux, s’inventer comme si ce monologue était donné pour la première fois. Il va sans dire qu’au piano, Donald Sulzen épouse avec passion les linéaments de cette musique cérébrale tout en mettant en valeur la voix vibrante et superlative d’une artiste au sommet, longuement applaudie aux saluts.
François Lesueur

Janáček : Journal d’un disparu / Poulenc : La voix humaine / Teatro nazionale di Roma avec le Teatro Costanzi di Roma, 18 octobre 2025 / www.operadiroma.it
Photo © Fabrizio Sansoni-Teatro dell'Opera di Roma
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