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​Le Démon d'Anton Rubinstein à l’Opéra national de Bordeaux – Diablement réussi ! – Compte-rendu

De Dimitri Donskoï (1850) à Gorioucha (1889), une quinzaine d’opéras ponctuent la carrière d’Anton Rubinstein (1829-1894) – figure plutôt méconnue et pourtant essentielle de l’histoire musicale russe –, mais seul Le Démon (1875) est passé à la postérité, tout en demeurant extrêmement rare sur nos scènes (il ne fut d’ailleurs créé qu’en 1911 à Paris). On n’avait pas entendu l’ouvrage en France depuis la version dirigée par Valery Gergiev en 2003 au Châtelet – dans une mise en scène, plutôt mise en espace, bien terne, de Lev Dodin.

C’est dire l’impatience avec laquelle était attendue la venue à Bordeaux d’une production créée en 2016 à l’Opéra Helikon de Moscou et signée du directeur de cette si créative maison, Dmitry Bertman. On s’impatientait aussi de découvrir Nicolas Cavallier dans le rôle-titre, à la mesure de son talent. Las !, un coup de froid a contraint le Français à renoncer aux deux premières représentations et c’est Aleksei Isaev (membre de la troupe du Théâtre Helikon) qui a été appelé à la rescousse ; remplacement de dernière minute d’autant plus facile à assumer que le baryton russe avait participé (en alternance avec le regretté Dmitri Hvorostovsky) à la création de la production dans la capitale russe. On ne soupçonne pas un seul instant qu’il est arrivé à Bordeaux deux jours seulement avant la première ; grâce à sa connaissance du travail de Bertman, il a pu retrouver aisément ses marques dans une mise en scène inventive qui rend pleinement justice à une partition négligée.

© Eric Bouloumié

Décor unique (Hartmut Schörghofer signe la scénographie) : un immense cylindre de bois s’évasant vers la salle ; en fond, une imposante sphère mobile qui, selon les moments et les lieux de l’action se muera en globe terrestre, œil, mémorial portant les prénoms des hommes du Prince Sinodal tombés lors de l’attaque des Tatares ou encore vitrail. Avec une direction d’acteur finement réglée, un usage particulièrement inventif de la masse chorale, des choix simples et pertinents (quatre femmes-louves qui, par l’ondulation de long pans de tissu rouge, suggèrent l’attaque de la caravane ; le cadavre du Prince symbolisé par une étoffe couleur sang) et des éclairages superbes de Thomas C. Hase, le Démon selon Dmitry Bertman ne souffre d’aucun statisme ni temps mort, dangers qui peuvent aisément le menacer avec des régies moins inspirées – les options discutables de Lev Dodin à Paris en 2003 l’ont démontré.

Essentielle dans la réussite de l’ouvrage de Rubinstein, la partie d’orchestre, contrastée, foisonnante de couleurs, trouve en Paul Daniel un serviteur convaincu. Et diablement convaincant ! En grande forme, l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine déploie ses plus belles couleurs, sous la battue allante et généreuse de son directeur musical, et offre un contrepoint tantôt passionné, tantôt délicat, toujours profondément suggestif et agissant, à une action qui conduit de l’arrivée du Démon chassé du Paradis à sa condamnation à la solitude éternelle. Inutile de préciser que le Fliegende Holländer de Wagner était bien connu de Rubinstein, très au fait de la musique occidentale, germanique en particulier (il avait étudié à Berlin et noué des liens amicaux avec Mendelssohn et Meyerbeer) ... L’ouvrage du fondateur du Conservatoire de Saint-Pétersbourg n’en possède pas moins une couleur singulière que la présence à Bordeaux de chanteurs russes pour les rôles principaux contribue à magnifier dans l’acoustique de rêve du Grand-Théâtre.

© Eric Bouloumié

En Démon, Aleksei Isaev rafle la mise par la richesse, l’homogénéité et la longueur de sa voix, comme par la puissance d’une incarnation tout à la fois intense et troublante. En Tamara, la soprano pétersbourgeoise Evgenia Muraveva épouse l’évolution de son personnage avec un charme, un style et une émotion aussi séduisants que la chaleur de sa voix. Quel dommage que l’action fasse disparaître dès la fin du I le personnage du Prince Sinodal ; Alexey Dolgov s’y révèle parfait  de fière noblesse ! Prévu pour une mezzo, le rôle de l’Ange est ici confié à un contre-ténor, Ray Chenez, option d’autant plus défendable que l’Américain s’y montre excellent et introduit une séduisante part d’ambiguïté. On ne résiste pas à la chaleur et à l’humanité de Svetlana Lifar en Nourrice, ni à l’autorité d’Alexandros Stavrakakis (le Prince Goudal), jeune basse grecque d’une ampleur et d’une musicalité confondantes – il n’a pas volé son Premier Prix au Concours Tchaïkovsky l’an dernier !  Respectivement Serviteur et Messager Luc Bertin-Hugault et Paul Gaugler sont impeccables.

Chapeau bas enfin pour les Chœurs réunis de l’Opéra de Bordeaux et de celui de Limoges. Préparés par Salvatore Caputo et Edward Ananian-Cooper, ils montrent une homogénéité et un engagement scéniques admirables. Et Dieu sait, si l’on peut se permettre cette formule ici, que et Rubinstein et Bertman leur demandent beaucoup !
Longue ovation, pleinement méritée. Encore trois dates les 3, 6 et 9 février ... N’hésitez pas ! Avant le retour d’un Démon de ce niveau en France quelques lustres pourraient bien s’écouler ...

Alain Cochard

Rubinstein : Le Démon – Bordeaux, Grand Théâtre, 29 janvier ; prochaines représentations les 3, 6 et 9 févier 2020 // www.opera-bordeaux.com/opera-le-demon-15451

Photo © Eric Bouloumié

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