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Le Ballet de Lorraine refait Relâche - Cabinet de curiosités - Compte-rendu
Critique ou crétin, même chose pour Francis Picabia (1879-1953). Vieille antienne. Le grand homme au génie offensif et baroque, voire burlesque, n’étant plus là pour se défendre, on est un peu gêné de dire qu’on s’est ennuyé à la remise en chantier de Relâche, créé en une unique représentation au Théâtre des Champs-Elysées, le 4 décembre 1924. La farce imaginée par une fine équipe, Erik Satie pour la musique (on dirait « aux platines »), René Clair à la caméra - grande première que l’intrusion du cinéma dans le spectacle chorégraphique - avec Picabia comme concepteur et maître d’œuvre, marqua, par un grand pied de nez aux habitudes reçues du spectacle classique, la fin de l’aventure des Ballets Suédois.
Un trait d’histoire, d’abord, mais rapide : car les Ballets suédois, créés et financés par l’industriel suédois Rolf de Maré, firent grand bruit durant les quelques années de leur existence parisienne (1920-1925), et plus du tout après. Menés par un grand danseur, lui aussi suédois, Jean Borlin, ils furent provocateurs, dada, allumeurs de réverbères, ratissant tout ce que l’époque comptait de génies novateurs, et surtout destructeurs. A l’époque, Diaghilev avait dit à peu près tout ce qu’il avait à dire, et les coups de folie de Nijinski étaient du passé, mais les Ballets suédois, eux, furent bien plus dans l’air du temps, avec des pièces marquantes, telles que l’Homme et son désir, sur le poème de Claudel, puis plus agressif encore, Les mariés de la Tour Eiffel, signés de Cocteau et du Groupe des Six (hormis Durey) : une série de chorégraphies farfelues qui allait s’achever sur une non-chorégraphie en 1924, et un spectacle sans queue ni tête, de l’aveu de ses auteurs. De Relâche, Picabia écrivait: « c’est la vie sans lendemain, la vie aujourd’hui, rien pour hier, rien pour demain… Relâche, c’est le mouvement sans but…Pourquoi réfléchir, pourquoi avoir une convention de beauté de joie ? »
On a donc droit, dans ce spectacle méticuleusement, tendrement et dirait-on laborieusement reconstitué par le Ballet de Lorraine avec l’aide d’une spécialiste de Picabia, Carole Boulbès et d’un historien Christophe Wavelet, à une juxtaposition d’effets volontairement dérisoires, éclairages ultraviolents et intermittents, gags scéniques sans consistance, ambiance music-hall qui ne va pas jusqu’au bout de ses gambettes, messieurs en haut de forme, jeunes gens pommadés et gominés qui bondissent dans les rangs du public, le tout sans lien. Tout cela est gentil, fait un peu patronage, maintenant que les créateurs, peut- être plus allumés que les actuels, ne sont plus là pour surprendre un public blasé par tout ce qui a été donné depuis, mais qui s’esclaffe gentiment. Et surtout, un sentiment d’inutilité, voire de contresens en regard de l’original, puisque les auteurs voulaient jouer le jeu de l’éphémère, de l’instantanéisme! Les voilà enrubannés. Auraient-ils aimé ? Reste le film Entr’acte, de René Clair, qui fut projeté entre les deux actes de ce non- ballet, au charme acidulé. Génial, lui pour le coup, dans sa liberté loufoque mais bien conduite.
Les danseurs, eux, semblent s’être bien réjouis de cette farce sûrement plus précise et complexe qu’il n’y paraît, de ce carnaval où on ne sait qui se moque de qui. Le Ballet de Lorraine y a belle allure, autour de la jolie Elisa Ribes, et aidé par l’orchestre de Lorraine, dirigé en finesse et esprit par Aurélien Azan-Zelinski. Reste, malgré cette déception due à un plongeon dans un temps que l’on ne ressent plus, la finesse du programme concocté par Petter Jacobsson, le très inventif directeur de la troupe depuis 2011, à l’affût lui aussi de ce qui peut « étonner » : jolie pièce, tout en fraîcheur, de Noé Soulier, un jeune chorégraphe qui s’est amusé à décomposer le langage classique, dans Corps de Ballet , non pour le déformer et l’étirer jusqu’à son terme, comme un Forsythe, mais pour en saisir les élans, les mouvements, les directions invisibles que le public ne perçoit pas dans les enchaînements parfaitement finis qui lui sont habituellement présentés.
Quant au Sounddance de Cunningham, sur la terrible musique de David Tudor, Untitled, voilà le chef-d’œuvre que l’on a abondamment donné depuis sa création en 1975, et qui a tant fait pour la renommée du chorégraphe. C’est d’un Cunningham séduisant qu’il s’agit là, avec ses emboîtements rythmiques et spatiaux de corps à la fois lancés et tenus. Une merveille, à laquelle les danseurs ont montré qu’ils savaient rendre justice, malgré la difficulté des pas et du propos.
Jacqueline Thuilleux
Paris- New York- Paris - Nancy, Opéra, 18 mars 2014
Photo © Ballet de Lorraine
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