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L’autre visage de Manon : Alexia Cousin ose une Manon différente

« Sphinx étonnant, véritable sirène, cœur trois fois féminin » se répète Des Grieux avant d’être poussé vers la table fatale du jeu par Manon. A la première, Alexia Cousin s’est faite huée et la critique ne s’est pas montrée tendre envers elle. Deux soirées plus tard la tendance s’était inversée, quelques rares huées, et de francs bravos pour la jeune soprano. Sa Manon est grisante, fascinante, perverse, elle efface le portrait habituel de la jeune fille fragile et perdue par ses désirs, elle commande à son destin dès le second tableau du premier acte. La composition un peu pataude de tout le premier tableau, où Cousin joue la jeune fille de province encore enfant (après tout, elle n’a que seize ans, mais à seize ans on peut objecter que chez une héroïne du temps de l’Abbé Prévost, l’enfance est déjà loin), est vite oublié dès qu’elle règne sur l’alcôve et sur Des Grieux.

On pourra tout objecter techniquement à cette voix immense, mais pour la Bastille cette Manon emplissait tout l’espace, et sa caractérisation dramatique laissait pantois, tenait le spectateur en haleine. Si tout le I l’avait montrée souffrant de problèmes de passage, les aigus durcis, elle y instilla aussi des diminuendo surprenants, des soufflets rarement entendus, un art prosodique inédit, sans la moindre des minauderies qu’on y entend trop souvent. Le plus admirable dans son chant, outre la caractérisation dramatique pour le moins incendiaire, est bien la clarté de la diction chez une voix si grande.

Après la scène de la chambre, construite comme un immense crescendo par Gary Bertini, qui avait lui aussi choisi l’optique grand opéra (et quoi faire d’autre dans une partition pareille à la Bastille), on craignait le pire pour le Cours-la-Reine. Elle y fut assez géniale. Les détracteurs auront beau jeu de remarquer ses sons dans les joues (ce reproche coûta d’ailleurs sa carrière en France à Jennifer Larmore, on rêve, comme si on pouvait se passer d’une Larmore, et lui préférer par exemple Barcelona), son chant stylistiquement inadéquat, sa vision de la gavotte, avec son carpe diem qui semblait danser au bord du gouffre, était celle d’une mante religieuse : il y a deux Manon, la jeune fille fragile et amoureuse puis la courtisane avide d’or. Le Cours-la-Reine la montre à la croisée de ces deux destins, et les moments de regrets envers Des Grieux, lorsqu’elle en rencontre le père, furent simplement bouleversants de justesse psychologique.

A Saint Sulpice, tout fut un peu too much, mais Massenet ne l’a-t-il pas voulu ainsi, lui qui aimait tellement confronter l’église et le péché de chair ? Souvenez vous de Thaïs. A l’Auberge de Transylvanie, tout était dit, Cousin triomphait avant de se faire prendre à son propre piège, et jusque dans la mort au tableau du Havre elle continua à se montrer volontaire, (son « ne me réveille pas ») décidée, consciente du destin qu’elle a choisi. Cette mort ressemblait presque à un suicide. A ses cotés, Alagna, plutôt prudent et couvrant ses aigus, montrait toujours ce style impeccable. Sa voix paraissait petite aux cotés de celle de Cousin, on a connu des Des Grieux plus enflammés (il suffit de se souvenir d’Alfredo Kraus), mais sans doute la composition démesurée de Cousin l’effraya-t-il.

Parmi les seconds rôles le Guillot parlé de Sénéchal demeure une institution, le Lescaut de Ferrari tenait bien son rôle ambigu, le Brétigny grand seigneur de Tréguier fut exemplaire. Mais tous rendaient les armes devant Alain Vernhes, sublime père du chevalier, dont l’exorde durant la scène de Saint Sulpice rappelait la grande époque de l’école de chant français. La production passe partout de Gilbert Delfo, sauvée par les costumes de William Orlandi, remplissait bien son office, laissant Cousin libre de s’approprier sa dramaturgie particulière.

Ceux qui se souviennent des minauderies de Renée Fleming gagneraient à retourner voir le spectacle ne serait-ce que pour Cousin, et même si notre Manon de cœur demeure Leontina Vaduva, idéale pour le volume sonore de l’Opéra Comique, celle de Alexia Cousin nous a conquis, on l’aura compris. Un bémol : il faut qu’elle affermisse sa maîtrise technique, elle possède au fond un Falcon idéal, demain Tosca lui tend les bras, et nombre d’autres emplois aussi pimentés, pas seulement du coté italien, sa Salomé pourrait se révéler hallucinante, mais il lui faudra discipliner son fabuleux instrument, sans quoi sa voix ne résistera pas bien longtemps à une telle pression. En attendant, allez l’écouter et faites vous votre propre opinion.

Jean-Charles Hoffelé

Manon de Jules Massenet, Paris, Opéra Bastille, le 20 avril 2004 et jusqu’au 30 avril.

Portfolio de mise en scène (2 photos).

Photo : Eric Mahoudeau.
 

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