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« Lamento » par l’Ensemble Aedes aux Bouffes du Nord – Flamenco en trois actes avec chœur – Compte-rendu

 Si la musique classique a bien sa place aux Bouffes du Nord, ce n’est pourtant jamais tout à fait comme elle l’aurait ailleurs, et le théâtre aux allures de ruine soigneusement entretenues prend soin d’offrir des concerts et spectacles portant sa marque de fabrique. Aux Bouffes du Nord, on ne donne pas Didon et Enée mais The Deceitful Crocodile, on ne donne pas La Traviata mais Vous méritez un avenir meilleur. Et quand l’ex-fief de Peter Brook accueille l’ensemble Aedes, on peut supposer que ce ne sera pas dans un programme a cappella comme on pourrait en entendre en d’autres lieux.

Pour « Lamento », Mathieu Romano (photo au centre) a eu l’idée de rapprocher deux esthétiques qui n’ont a priori pas grand-chose en commun, en invitant la cantaora Rocío Márquez à joindre sa voix à celles de son chœur, le dit chœur faisant lui-même le grand écart entre des pièces des XVIIet XVIIIsiècles et des œuvres contemporaines. Ce sont malgré tout deux styles de chant bien différents qui sont ici rapprochés, associés, voire fusionnés puisque, outre les arrangements permettant à Aedes d’offrir un arrière-plan sonore aux mélodies flamenco, une composition a même été commandée à Fabien Touchard (Una canción de guerra) pour que les vingt-quatre membres du chœur fassent jeu égal avec la chanteuse espagnole. D’où la présence dans la salle d’un public également composite, où l’on devinait les aficionados aux « Olé ! » émis pour saluer Rocío Márquez, là où les amateurs de chant choral applaudissaient de manière plus policée.
 

© Aedes

Du reste, le chœur ne chante pas tout à fait a cappella, le gambiste Robin Pharo et le théorbiste Manuel De Grange apportant leur concours à l’opération, pour un certain nombre de pièces exigeant une basse continue, qu’il s’agisse d’œuvres anciennes ou modernes. On entend même les deux instrumentistes à découvert dans une passacaille de Kapsberger, qui précède immédiatement l’une des audaces de la soirée : le bien connu Lamento della Ninfa qui fait se rejoindre les trois bergers incarnés issus du chœur et une nymphe dont la voix est partagée entre la cantaora et six sopranos. L’œuvre de Monteverdi y acquiert un relief inhabituel, le chant torturé du flamenco étant propice à l’expression du dépit amoureux.

La jonction entre les deux répertoires se fait aussi à travers des pièces d’inspiration quasi populaire comme la Passacaglia della vita de Stefano Landi, et surtout avec des compositions modernes renvoyant à l’Espagne, comme la belle Suite de Lorca (1973) de Rautavaara – dont la Malagueña finale sera reprise en bis –, comme Historietas del viento (2003), du Flamand Kurt Bikkembergs, également sur un texte de Lorca, ou évoquant un univers ténébreux et farouche, comme Nuits (1968) de Xenakis. La mise en espace (anonyme ?) du concert contribue aussi à la fluidité des enchaînements, depuis une ouverture où les chanteurs se trouvent dans le noir complet, avec le curieux canon de Rameau Ah ! loin de rire, pleurons, pleurons, jusqu’au flamenco final, en passant par les trois moments Désolation – Recueillement (beaux extraits du Miserere d’Allegri) – Tourment amoureux découpant la soirée en trois actes.

Laurent Bury

Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, 4 octobre 2021. Reprise du programme à l’Atelier lyrique de Tourcoing le 16 décembre 2021/ www.ensembleaedes.fr/fr/events/lamento-avec-rocio-marquez-3/
 
Photo © Géraldine Aresteanu

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