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Lady Macbeth de Msensk selon Krzystof Warlikowski à l’Opéra Bastille – Crimes et châtiments – Compte-rendu

Le sanglant opéra de Chostakovitch a bien de la chance avec l’Opéra de Paris. Après la superbe production d’André Engel en 1992 (enregistré pour DG) et la stupéfiante version de Martin Kusej (en 2009) avec une Eva-Maria Wesbroeck incendiaire, la nouvelle mise en scène que signe Warlikowski est elle aussi appelée à faire date.
 
L'artiste polonais n’a rien ajouté ou retranché, il s’est contenté de lire et d’écouter une partition d’une démoniaque efficacité. Małgorzata Szczęśniak, sa décoratrice fétiche, imagine un vaste abattoir où courent des carcasses de porc. Les carreaux blancs servent aussi aux projections vidéo montrant Katerina et Sonietka, sa dernière victime, toutes deux noyées. L’image, aussi tranquille que glaçante, ouvre le spectacle dans un grand silence. Sur scène, une longue cage figure l’appartement de Katerina. Elle est le lieu principal d’une action menée avec un sens dramatique d’une grande intensité. Au quatrième acte, ce même espace deviendra le wagon transportant les déportés.
 

Aušrinė Stundytė (Katerina) et Pavel Cernoch (Serguei) © Bernd Uhlig / OnP

Le beau-père de Katerina (abyssal et pervers Dmitry Ulyanov) est gouverné par sa lubricité, comme tous les mâles de l’entreprise. Dès que Zinovy, le mari falot de Katerina (un John Daszak braillard à souhait) s’absente, ils s’en donnent à cœur joie, multipliant les viols dans l’abattoir. Katerina, délaissée par son infréquentable mari, n’est pas campée en allumeuse, mais en victime de ses sentiments frustrés. Serguei, un cow-boy bombe sexuelle façon Brokeback Mountain, ne fera qu’une bouchée de la bourgeoise de province, lui infligeant un outrage public avant de la manipuler. Mais qui utilise qui dans cette histoire ? Katerina, prête à tout pour son amant ? Ou l’amant arriviste et sans scrupules ? Pavel Cernoch, corps reptilien et timbre inquiétant, excelle dans ce rôle où Chostakovitch prend plaisir à détourner l’image du ténor héroïque.
 
Si Warlikowski multiplie les scènes de débauche, il ne tombe jamais dans le voyeurisme. Les scènes deviennent vulgaires et grinçantes dès que la partition le réclame, ce dont Chostakovitch ne se prive pas. En fosse, Ingo Metzmacher accomplit un travail d’orfèvre, détaillant chaque intention du compositeur, valses torturées, scherzos esquissés ou arias se consumant dans un sprechgesang déliquescent. Les cuivres, extrêmement sollicités, sont placés dans les balcons droite et gauche de la salle, voire au premier plan de la scène, en figures sonores du totalitarisme. Le chœur de l’Opéra se taille la part belle durant un dernier acte aux couleurs évoquant les dernières pages de Khovantchina.
 

Dmitry Ulyanov ( Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina) © Bernd Uhlig / OnP
 
La triomphatrice de la soirée s’avère Aušrinė Stundytė. Découverte l’été dernier à Aix en Provence dans l’inchantable Ange de feu de Prokofiev, elle accomplit une performance majeure. Ce petit être brun, aux allures de vamp’ provinciale, n’est ni un fauve, ni une nymphomane, mais une femme d’une profonde humanité pour qui le crime représente la seule échappatoire à sa permanente incarcération sociale. L’aigu, fauve et velouté ; les imprécations, assénées avec une prodigieuse palette expressive ; la ligne de chant, bouleversante dans ses dernières minutes d’anti-héroïne, assurent à la soprano lituanienne un triomphe total. On imagine quelle Lulu et quelle Salomé sont en gésine dans ce tempérament qui évoque Teresa Stratas, la souplesse vocale en plus.
Ce pur moment de bonheur lyrique, certes violent mais ô combien juste et actuel, se joue jusqu’au 25 avril. Interdiction de le rater, sous peine de goulag !
 
Vincent Borel

Chostakovitch : Lady Macbeth de Msensk – Paris, Opéra Bastille, 5 avril ; prochaines représentations les 9, 13, 16, 19, 22 et 25 avril 2019 // www.concertclassic.com/concert/lady-macbeth-de-mzensk-0
 

Photo © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

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