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La Pastorale de Beethoven par le Malandain Ballet Biarritz – Du sensible vers l’intelligible – Compte-rendu

Que voulait Beethoven avec sa Symphonie n°6, popularisée sous le nom de Pastorale ? Une sorte de célébration d’un monde plus vrai, plus pur que celui contre lequel ses grands rêves se cognaient. Qu’en tire aujourd’hui le chorégraphe Thierry Malandain, sollicité par Bonn, ville de naissance du compositeur, pour lui rendre hommage par la danse : un hymne à la nature certes, mais structuré par des visions à l’antique, une sorte de retour aux sources d’une humanité habitée par une quête d’essentiel.
 

© Olivier Houeix

Le choix du style était difficile. Heureusement Malandain a le sien, puissant, riche, et il n’a pas cédé aux tentations possibles : il a donc su éviter les utopies glamoureuses et un peu niaises d’une Isadora Duncan, le retour à la terre et au rythme originel prôné par le charmant Jaques-Dalcroze dans les années 1910 et que l’écofascisme des nazis dévoiera. Bien mieux, on y retrouve un peu de la ronde béjartienne, un rien du chic balanchinien avec quelques traits d’un Apollon musagète, le sens de la frise antique redessinée par Nijinski, en moins animal : un soupçon faunesque revit dans ces poses profilées et brisées, mais c’est surtout au triomphe des règles académiques de l’art classique que l’on assiste, beauté juste régénérée par un plus grand respect du corps. Tout en gardant le paraître fondé sur la maitrise prônée par cet art  auquel le chorégraphe, bien qu’inscrit dans son temps, continue de tendre de toutes forces : le vase grec et son graphisme, mais aussi la respiration de la musique, la naissance, la vie, la mort, la renaissance. Thèmes qu’il a resserrés entre des barres croisées qui peuvent servir de repères d’équilibre mais aussi de contraintes et rappellent le cadre où le danseur apprend à faire de son corps ce faisceau de lignes qui va rendre l’espace éloquent.
 

© Olivier Houeix

Poses cassées comme les frises grecques, mais enchaînées dans un parcours souple, bras levés en des figures qui évoquent plus la mesure du corps et du mouvement qu’elles ne s’adressent à quelques divinités muettes, car la seule vraie est ici la nature, et un retour à l’amour idéal. Tuniques longues, sombres, avant l’émergence de la lumière (beaux éclairages de François Menou) qui va nimber la Pastorale tout entière. Et pour étoffer la Symphonie, un peu courte, et ne pas toucher à son message, vigoureusement asséné par Nikolaus Harnoncourt, dont Malandain a choisi la version, des emprunts à la splendide Cantate op. 112 « Mer calme et heureux voyage » (qu’on entend peu et dont on connaît mieux la teneur sous la plume de Mendelssohn, puisque sa célèbre ouverture de ce nom est composée sur les deux mêmes poèmes de Goethe) et aux pétaradantes Ruines d’Athènes, où le monde antique se relève de ses cendres  sur des rythmes turcs ! Groupes qui vont et viennent dans un entrelacement de lignes qui dit la force de la création, propagée en une farandole bien ordonnée.

Au cœur de ce voyage aux sources, le héros, guidé par quatre personnages éclairés, se situe entre l’harmonie de l’Homme de Vitruve et la fragilité épanouie de quelque berger d’Arcadie, choyé par les nymphes, mais aussi broyé par les forces du mal, le temps de quelques conflits. Piétinements, sauts débridés au moment de l’orage, moment clef de ce tournant. Bref, un retour à la nature, un peu comme on la voulut lors du rêve d’antique des premières décennies du XXe siècle plus que dans les grandes vagues de l’aspiration au cosmos du début du XIXe siècle. Même si Beethoven s’inscrit ici dans la mouvance romantique et affirme haut et fort son utopie humaniste. Et dans son cas, plutôt que d’utopie, on a envie de parler d’idéal.
 

Hugo Layer © Olivier Houeix

Cette pièce maîtresse propose un superbe pari aux 20 danseurs du Malandain Ballet Biarritz, dont on constate avec plaisir la rigueur classique autant qu’expressive. Et l’on s’émerveille devant la perfection de Hugo Layer, jeune danseur entré depuis six ans dans la compagnie : ses équilibres, ses hésitations, ses performances gymniques, le déploiement subtil de ses bras,  l’impressionnante vision de dos qu’il offre en dernière image, après les affres de l’émergence de l’être et son parcours tourmenté, laissent sur le souvenir frappant d’une silhouette équilibrée, élargie, ouverte autant que circonscrite. Comme un éternel mouvement immobile. L’harmonie, enfin.

Avec cette Pastorale, on se dit, en pensant à Béjart, que Malandain a un peu fait ici sa 9ème Symphonie, mais qui, elle, était axée sur des valeurs humanitaires. Lui, avec cette Arcadie pour laquelle il fait se dresser les Ruines d’Athènes et leur lourde marche vers un avenir qui voudrait balayer le chaos contemporain, impose plutôt une quête de paix, de liesse, de maîtrise, de grâce qui est comme une somme de toutes ses influences avouées et insérées dans sa danse avec bonheur. Le message ici va loin, puisqu’il ose, enfin, affirmer une quête de beauté, et plus encore que la beauté, l’idée de la beauté, chère à Platon. On y goûte amoureusement cet air de plein air, exalté par les tuniques légères de Jorge Gallardo, qui gomment les sexes, tous n’étant que des émanations d’un monde virtuel, sans différences, encore que l’amour masculin soit tout de même ici visiblement favorisé – on est en Grèce !

Une pièce lumineuse d’intelligence et de grâce, à ranger parmi les plus grandes de Malandain, plus que ses dernières de commandes, dont il s’était d’ailleurs acquitté avec son brio coutumier. Incontestablement plus inspirée, elle porte davantage la marque de ce qu’on croit percevoir de sa propre recherche, à savoir l’ordre dans la liberté et la liberté dans l’ordre. C’est en tout cas ce qu’on en retire.

Jacqueline Thuilleux

La Pastorale (Beethoven/ Thierry Malandin) – Paris, Théâtre de Chaillot, 13 décembre ; prochaines représentations, les 17, 18, et 19 décembre 2019 // www.theatre-chaillot.fr/fr/saison-2019-2020/pastorale

Photo © Olivier Houeix

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