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La Mégère apprivoisée en création au Bolchoï –Triomphe moscovite pour Jean-Christophe Maillot - Compte-rendu

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Les Moscovites, conquis, ont réservé un accueil délirant au nouveau ballet de Jean-Christophe Maillot, conçu pour cette troupe à l’identité si forte, et pour lequel le directeur de la danse au Bolchoï, Serguei Filin, lui a laissé carte blanche : dans le choix du thème, de la durée, des interprètes, et de la musique. Qui dit mieux que ce cadeau de gourmand ? Pour cette création  dont il rêvait mais qui n’a pas été facile à mettre en place tant les délais étaient serrés, - le projet ayant été repoussé à cause de l’horrible attentat dont Filin avait été victime en janvier 2013 - le chorégraphe a monté en puissance ses qualités d’énergie que l’on sait considérables, mais l’angoisse, même au sein du triomphe remporté, était encore palpable, comme le vide après la tempête.
 
Imaginons un excellent violoniste pourvu d’un instrument honnête, dont il connaît la moindre des faiblesses et des possibilités. Soudain, on lui offre un Stradivarius, et voilà Vengerov ! Pour Jean- Christophe Maillot, dont le style s’est façonné sur les moyens de sa belle troupe monégasque, qu’il n’a cessé de faire progresser, le rêve avait ses limites. Et voici qu’il pousse les portes d’une caverne d’Ali Baba, où la moindre danseuse qui aurait en France rang de quadrille affiche le niveau d’une de nos étoiles, tant la compagnie, après une longue chute, a retrouvé tout son lustre. Car pour la Russie, le ballet est une étrange histoire d’amour. Ailleurs, on offre aux personnalités en visite des diamants, des chameaux, des tableaux ou des porcelaines. A Moscou, on offre des ballets - pour les réceptions de Khrouchtchev, il fallait Maïa Plissetskaïa et son Lac de Cygnes -, et les étoiles y ont autant statut de star que des vedettes de cinéma.
 

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  © Alice Blangero

Pour Maillot, cette aventure s’est aussi déroulée comme une histoire d’amour, dont son ballet laisse percevoir les multiples strates : sa passion pour Shakespeare, qu’il a déjà célébré dans Roméo et Le Songe, son amour pour sa compagne, la grande danseuse Bernice Coppieters, muse et guide à la fois, sa quête d’une danse libre et moderne, mais gardienne de sa syntaxe et de son éthique, son art des rapports psychologiques plus que de la vieille pantomime, art souverainement développé par son maître Neumeier dans le Songe d’une Nuit d’été, la Dame aux Camélias ou Sylvia, et dont il est aujourd’hui le plus parfait héritier. Tout cela avec une écriture très personnelle, ici exaltée par la rencontre musclée, vigoureuse avec la bande de pur-sangs moscovites qu’il lui a fallu dompter : un échange survolté entre le chorégraphe habituellement servi par les siens, et des fauves aux possibilités inouïes, affamés de nouveauté et du désir d’explorer d’autres territoires, mais aussi rebelles et très conscients de leur supériorité, affichée parfois avec quelque hauteur.  
 
Dans cette danse sur le volcan, le chorégraphe s’est fait aider de Bernice Coppieters, encore danseuse accomplie mais cette fois intégrée comme assistante, dont la sérénité a sublimé chez les danseurs chaque inflexion de ce langage dont elle connaît toutes les motivations - Maillot ne lui avait-il pas promis il y a des années, de faire pour elle cette Mégère dont elle assiste la naissance aujourd’hui ? Et il en ressort ébloui par l’engagement sans limites des danseurs, leur don total, et leur virtuosité prodigieuse, qui ouvre les portes à n’importe quelle intention expressive. Car l’entente s’est faite, peu à peu, et il en résulte que La Mégère apprivoisée apparaît comme la pièce la plus fine et la plus intelligente du chorégraphe à ce jour, dans sa versatilité tendue et sa richesse poétique. Porté par l’enjeu et par les moyens, le chorégraphe est allé plus loin que sur son aire habituelle, dépassant les tableaux très cadrés qu’il brosse volontiers - on l’a vu récemment à Paris dans Lac ou dans sa superbe Choré - , comme au music-hall ou à l’Opéra. Ici tout coule avec fluidité et naturel, les enchaînements se font avec une flexibilité où rien n’est forcé, le théâtre joue à plein, enluminé, exalté par la sensualité de la danse et ses chocs visuels.
 
On a souvent constaté l’attachement de Jean-Christophe Maillot pour un univers de contes dont il dégage des lignes de force, mais Shakespeare n’est pas un univers de conte, il est la vie même, arrachée de façon brûlante aux masques avec lesquels il s’amuse à brouiller les pistes. C’est ce chemin que Maillot a privilégié, sans pour autant dénaturer la verdeur des rapports des multiples personnages, dont l’auteur tire les fils comme des marionnettes. Mais la Mégère, avec ses traits appuyés, peut donner lieu à des interprétations par trop caricaturales. Il n’en est rien ici. On attendait une comédie percutante, avec des affrontements déchaînés que la haute voltige des danseurs du Bolchoï permettait, on savait que la vision de Maillot serait cocasse, affûtée, piquante.
 
 

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  © Alice Blangero

Elle l’est certes, mais surtout on découvre une comédie toute en subtilité, menée avec une si fine graduation, une telle profondeur qu’on en sort bouleversé autant qu’amusé. Les excès de mascarades ont été élagués, les couleurs claquent mais sans noyer le propos, les personnages se détachent avec une lisibilité parfaite, les oppositions de style entre chacun sont admirablement dessinées - ainsi le contraste entre la blancheur et le lyrisme de cygne de Bianca, la sœur cadette, et la frimousse effrontée, la crinière en bataille et le jeu de jambes furieux de Catarina, l’héroïne. Et un duo d’une extrême sensibilité se dégage peu à peu des rapports d’abord homériques du couple central, - formidable pas de deux d’entrée de jeu au premier acte - puis de leur lent cheminement l’un vers l’autre, alors qu’ils se révèlent dans leur vérité et l’affrontent presque douloureusement. Là seulement on retrouve le chemin initiatique des contes, en une longue scène où Petruchio entraîne Katharina vers son austère demeure et la fait passer par une forêt menaçante, comme une enfant perdue, avant que tous deux, enfin, ne laissent leur amour les envahir et les libérer.
 

Pour porter cette réjouissante joute, Maillot a eu l’idée brillante de la faire reposer sur Chostakovitch, ce qui l’inscrit évidemment dans le cœur du public russe et lui permet de jouer avec la palette si variée du compositeur, passant de chansons populaires à des extraits de musiques de films et osant même une descente dans la 7ème Symphonie « Léningrad », pour laquelle le chef d’orchestre Igor Dronov s’est d’abord assuré que la chorégraphie ne nuirait pas à la portée dramatique de l’œuvre, sacrée pour les Russes. Et comment qualifier les étourdissantes incarnations de monstres sacrés tels qu’Ekaterina Krysanova, vive et frémissante, qu’elle soit toutes griffes dehors, noyée d’angoisse, puis tendrement collée à son Petruchio. Quant à lui, c’était, le soir de la première, le prodigieux Vladislav Lantratov, bondissant comme un diable hors de sa boîte, et épousant chaque inflexion de son rôle complexe avec une légèreté à double sens qui laisse étourdi. Tous les danseurs, d’ailleurs, une fois que l’on a admiré l’incroyable désinvolture avec laquelle ils se jouent de n’importe quelle difficultés, frappent par la justesse de leur jeu, de l’élégante et fine Olga Smirnova à Semyon Chudin, pour le couple Bianca-Lucentio, du savoureux et cocasse Gremio de Vyacheslav Lopatin à la beauté altière d’Anna Tikhomirova en maîtresse de maison provocante.
 

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  © Alice Blangero
 
Jean-Christophe Maillot a su arracher son œuvre à des mythes, l’intégrer à son parcours personnel et au profil de ses nouveaux interprètes, puis l’en faire surgir comme une sculpture de Rodin ou de Michel-Ange. Pour ce il a gardé son équipe habituelle, l’abstraction éloquente d’Ernest Pignon Ernest, dans ses décors graphiques, les lumières de Dominique Drillot, la lecture tout en finesse de Jean Rouaud pour le scénario, y ajoutant même un petit nouveau, son fils Augustin, qui a brossé des costumes vifs et allurés. Puis il lui a insufflé sa touche spirituelle, ironique, sensuelle : la nave va. Elle touchera même le Rocher, puisque le Bolchoï soi-même viendra à Noël présenter cette Mégère à Monaco. Il n’était pas rien d’apprivoiser le flamboyant dragon Bolchoï, le voilà aujourd’hui lié à un nouveau créateur, avec la passion qu’il est capable de transmettre quand on sait le solliciter.
 
Jacqueline Thuilleux
 
 
The Taming of the Schrew/ La Mégère apprivoisée  (Jean-Christophe Maillot – Dimitri Chostakovitch) - Moscou – Théâtre Bolchoï, 4 juillet (création), prochaines représentations les 8 et 9 juillet 2014 / http://www.bolshoi.ru/en/

Photo © Alice Blangero

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