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La Maîtrise Notre-Dame de Paris à Saint-Eustache – Maintien de la mission pédagogique et musicale

Depuis le tragique incendie du 15 avril à Notre-Dame de Paris, ce haut lieu de la vie musicale de la capitale a dû trouver le moyen de poursuivre, malgré un traumatisme sans précédent, sa double mission : l'enseignement, la Maîtrise Notre-Dame de Paris étant avant tout un lieu de formation de musiciens chanteurs, et la vie musicale qui en résulte, les concerts. Ceux de la Maîtrise, en dépit de difficultés logistiques considérables, comme on peut l'imaginer, conservent leur intense régularité en cette saison 2019-2020 grâce à une solidarité immédiatement instaurée entre la cathédrale et plusieurs églises de grand renom musical situées dans un périmètre voisin : Saint-Eustache (Requiem de Mozart les 19 et 20 novembre), Saint-Séverin (Les solistes de Notre-Dame les 26 novembre et 10 décembre), Saint-Sulpice (Concert de Noël suédois et Concert de Noël des 3 et 17 décembre), Saint-Étienne-du-Mont (Concert de Noël grégorien le 27 décembre), la programmation se trouvant désormais répartie, également selon l'ampleur des effectifs requis, en fonction des caractéristiques spatiales et acoustiques de ces différents lieux. Le Théâtre du Châtelet, rouvert le 13 septembre dernier, a tenu à élargir cette solidarité en accueillant Chœur d'enfants et Jeune Ensemble pour un Concert de Noël, le 15 décembre à 11 heures, mais aussi en proposant bientôt sur sa billetterie en ligne les concerts de Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris. Le grand absent de cette programmation, auditions du samedi et récitals du mardi, est naturellement le grand orgue de tribune (1), sans solution de substitution – les autres grandes tribunes parisiennes ayant leur propre saison musicale.
 
Ouverte à Saint-Eustache le 9 octobre par la Maîtrise et Henri Chalet (photo), versant « grand répertoire » : Requiem de Fauré, Motets de Mendelssohn, puis à Saint-Étienne-du-Mont par l'Ensemble vocal de Notre-Dame de Paris et Sylvain Dieudonné, versant médiéval : Messe de Notre-Dame de Machaut, la saison, qui normalement commence mi-septembre, s'est poursuivie aux Halles avec le Chœur d'adultes (2), dans une forme éblouissante, dirigé par Henri Chalet : Bach et Mendelssohn, ce dernier devenu à juste titre, tant son œuvre vocale est somptueuse, l'un des piliers du répertoire de Notre-Dame. Un mot sur la fréquentation, problématique majeure des concerts délocalisés (la billetterie joue un rôle crucial dans le maintien des activités de MSNDP), en l'occurrence somme toute honorable : on comptait à Saint-Eustache quelque 250 auditeurs, y compris des touristes, la crainte étant depuis le 15 avril de perdre cette partie du public qui venait pour la cathédrale, soit plus ou moins un bon tiers de moins qu'à Notre-Dame pour un même concert – au public incombant également de manifester sa solidarité en faisant « l'effort » de suivre la très relative dispersion de ces concerts « hors les murs ».
 
 
En ouverture de celui du 5 novembre, dirigé par H. Chalet, Yves Castagnet à la console de nef du grand orgue Van den Heuvel, à la fois orgue de tribune et de chœur tout au long du programme : l'un des avantages indéniables de Saint-Eustache, fit entendre la tripartite Pièce d'orgue BWV 572 de Bach, pour une immersion progressive dans l'acoustique du lieu, utilisant l'instrument à la croisée de sa propre esthétique symphonique et contemporaine et de celle de l'œuvre, optant avec talent pour une transition entre premier et deuxième mouvements non pas grandiose et surtout frontale, comme on l'entend le plus souvent, mais enchaînant sur des fonds doux, évocation des cordes, et progressant par paliers savamment évalués et avec une éloquence croissante jusqu'à un radieux plenum.
 
L'orgue de Saint-Eustache © Mirou
 
Zum Abendsegen (« Pour la prière du soir »), motet a cappella de Mendelssohn (MWV B 27) composé en 1833 pour l'Angleterre et l'office anglican : Herr, sei gnädig / Lord, have mercy upon us – le chœur étant positionné à l'arrière du public : la spatialisation propre aux concerts à Notre-Dame se poursuit avec bonheur – introduisit le programme vocal, d'une grande et vive diversité dans ses enchaînements. Et les voix de femmes de poursuivre, sous le grand orgue les accompagnant, avec le premier des trois Motets latins – une exception chez Mendelssohn – de l'Opus 39 (Rome, 1830/1837, pour les sœurs françaises de la Trinité-des-Monts), gravés par la Maîtrise sur le premier CD du label MSNDP (001, 2010) : Veni Domine, puissant et chaleureux lyrisme. Une dense introduction à l'orgue, d'une capacité d'enveloppement des voix et d'un impact que l'orgue de chœur de Notre-Dame, éloigné du public, ne pouvait autoriser, prépara l'entrée des voix d'hommes chantant l'intégralité du texte (Martin Luther) du motet Verleih' uns Frieden, ensuite repris avec ferveur par l'ensemble des pupitres.
 
Autre configuration : Lass o Herr, des Drei geistliche Lieder op. 96 (1840-1843) pour alto solo, chœur mixte et orgue, la remarquable soliste, Joséphine Geoffray, exposant chaque strophe, reprise par le chœur en une alternance d'une forte et positive intensité dramatique. Un motet funèbre de la maturité de Bach (classé à tort parmi les Cantates), O Jesu Christ, mein Lebens Licht BWV 118 (1737 ?, révisé en 1740), introduit par un ostinato de l'orgue se substituant efficacement à l'orchestre : on peut enfin apprécier pleinement l'indispensable soutien apporté par Yves Castagnet aux chanteurs du Chœur, partie instrumentale tenue sans faiblir jusqu'au bout de cette page impressionnante, prolongea l'atmosphère mendelssohnienne de douleur mêlée d'une chaleureuse lumière d'espérance : Licht, mot clé de ce programme, de l'ombre vers la lumière – impossible dans ce registre émotionnel dominant la soirée de ne pas songer au drame de la cathédrale et de l'attente qui sous-tend le temps présent. S'ensuivit le deuxième des Motets op. 39, célèbre Laudate pueri, d'une jubilation qui en a fait une œuvre prisée à Notre-Dame, trois voix solistes contrastées, sur Beati omnes, répondant aux voix de femmes en un suprême équilibre dynamique. Le motet Der Gerechte kommt um de Bach (sans BWV), reprise modifiée et orchestrée du Motetto a 5 voci Tristis est anima mea de Johann Kuhnau, prédécesseur de Bach à Leipzig, refermait cette partie, le ton splendidement tragique instillé par l'introduction à l'orgue, aussi discret que singulièrement actif tout au long du concert, innervant cette pièce profonde pour chœur mixte.
 
© Mirou
 
La double et plus que séduisante apothéose revint au seul Mendelssohn. L'hymne « tardive » (Berlin, 1844) Hör mein Bitten fut un moment de grâce. Cette vaste construction portée par l'orgue fait alterner un soprano solo – lumineuse Thaïs Raï-Westphal : timbre magnifique, d'une grande égalité répondant à chaque inflexion du texte par une couleur et un affect appropriés, jusqu'au chromatisme expressif de in dunkler Nacht, voix souple et souffle long, les nombreuses attaques dans l'aigu, pures d'intention, témoignant d'une chaleureuse aisance –, et un chœur-miroir exprimant tour à tour une douce empathie ou une vigoureuse hardiesse, ainsi sur in Knechtschaft und Schmach, enchaînant aussitôt sur une quasi-suspension du temps à l'évocation soliste des affres de la mort (Mich fasst des Todes Furcht). Œuvre et interprétation, la musique faite lumière.
 
La pièce ultime témoignait de Mendelssohn dans la dernière année de sa vie : Herr, nun lässest du deinen Diener in Frieden fahren, premier des trois Motets op. 69 (1847), le chœur comme dilaté dans la nef alors éclairée se positionnant en ligne sur trois côtés, face au public et latéralement, tous pupitres mêlés et enveloppant les auditeurs jusqu'à rendre par cette merveilleuse proximité chaque voix individuellement perceptible, identifiable par ses qualités propres, au chœur a cappella répondant maintes sections solistes. Œuvre sublime, fortement expressive et contrastée (tempo, rythme, dynamique), décuplant l'écoute de chaque membre du Chœur, soliste à part entière, à l'égard de tous – et celle du public pour le Chœur dans sa globalité et ses éléments particuliers : sans doute, par sa mise en espace et la présence affirmée de chacun, l'œuvre la plus exigeante de cette soirée bénie, d'une « intimité » certes peu envisageable à Notre-Dame, dont le rayonnement est autre. Le motet de Bach Der Gerechte kommt um fut proposé en bis en conservant cette disposition spatialisée, pour une image de facto sensiblement élargie, l'admirable final faisant percevoir mieux que jamais le rôle déterminant et maîtrisé de l'acoustique du grand vaisseau de Saint-Eustache.
 
Michel Roubinet
 
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