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​La Dame de pique en version chambriste à l’Opéra de Marseille – Coup de poker gagnant !

Pour ouvrir sa saison, l’Opéra de Marseille donne une version concertante de La Dame de pique dans le respect des règles sanitaires, soit un nombre limité d’intervenants sur scène et de spectateurs dans la salle. D’abord prévue pour solistes, chœur et deux pianos, il a été décidé de monter cette production pour piano et octuor (alto, violoncelle, flûte, hautbois, deux bassons, clarinette et clarinette basse), effectif complété au 3e acte par l’intervention, en coulisse, d’une trompette et d’une caisse claire. Une version « de chambre » en forme de coup de poker artistique. Il s’avère être pleinement gagnant !
 

Clelia Cafiero © Christian Dresse

Au centre de la scène et de cette production, le piano est l’élément majeur de l’architecture musicale, prenant à son compte les parties des violons et des percussions, il donne les ambiances et le rythme. Les vents, qui constituent un élément majeur dans la partition, sont très présents, l’alto et le violoncelle apportant de la suavité et des couleurs. Une fois intégré le fait que nous nous passerons des grands tutti de la partition, c’est une audition différente qui nous est proposée, ne manquant ni d’intérêt, ni de finesse. L’occasion, aussi, de redécouvrir la beauté des grands airs de l’ouvrage de Tchaïkovski et d’y prendre du plaisir. Lawrence Foster ne néglige il est vrai aucun détail, attentionné envers chaque occupant du plateau, choristes, solistes et instrumentistes. Mais une chose est certaine, c’est la pianiste Clelia Cafiero qui tient au bout de ses doigts une grande partie de la réussite de l’entreprise.(1) Elle reconnaît aisément qu’elle n’aurait pu faire ce travail si elle n’avait pas été cheffe ; la performance est de taille puisqu’elle est, trois heures durant, architecte, maçon, décorateur et bien d’autres choses encore. Grande qualité, aussi, chez les membres de l’Orchestre Philharmonique de Marseille réunis pour vivre une aventure hors du commun.
 

Barbara Haveman (Lisa) & Misha Didyk (Hermann) © Christian Dresse
 
Une aventure réussie à laquelle la présence d’un casting quasiment rêvé a largement contribué. Une fois de plus (elle avait incarné la Comtesse de façon hallucinante à Nice, début mars, dans la mise en scène d’Olivier Py)(2) Marie-Ange Todorovitch (photo) est habitée par ce rôle énorme de vieille noble acariâtre qui, à l’heure de quitter ce monde, se tourne vers un passé où elle était connue comme étant « la Vénus de Moscou ». Une jeunesse au cours de laquelle, entre les bras du Comte Saint-Germain, elle avait appris le maudit secret des trois cartes : « Trois, sept et as… ».  Son « Je crains de lui parler la nuit… » fut un sommet de précision, d’émotion ; une leçon de chant.
Autre performance mémorable, au soir de cette première, celle du ténor ukrainien Misha Didyk, lui aussi habité par une folie singulière ; il est puissant, précis et campe un Hermann émouvant déchiré entre l’amour pour Lisa et la passion fatale pour le jeu.
Dans le rôle de Lisa, juvénilité et sentiments amoureux exacerbés sont mis en valeur par la soprano Barbara Haveman, puissante sans oublier d’être délicate. Son arioso de l’acte I et son grand air de l’acte III « Ouch polnotch blizitsa... Akh! Istomilas ya gorem... » (Minuit approche... Ah, le chagrin m'a épuisée…) furent emplis d’émotion forte. Délicate et juvénile, aussi, la Pauline de Marion Lebègue a séduit par la justesse et la profondeur de sa ligne vocale ; sa romance de l’acte I « Podrougi milié » (Mes chères amies), entre autres, fut un beau moment. Physiquement imposant, le Tomsky d’Alexander Kasyanov l’est aussi vocalement ; pensionnaire du Bolchoï, le baryton est précis, direct et solide –  dans un répertoire qu’il apprécie particulièrement il est vrai. Voix limpide et bien projetée, le Roumain Serban Vasile campe un Yeletski tour à tour amoureux et désabusé, Carl Ghazarossian et Sergey Artamonov composant un bon duo Chekalinsky/Sourine. Une distribution dont ont aussi fait partie avec rigueur et talent Svetlana Lifar, Caroline Géa, Marc Larcher et Jean-Marie Delpas.
On n’oublie pas le chœur de l’Opéra, solide et rigoureux à tous les pupitres, témoignant de l’excellence du travail préparatoire effectué sous la direction de son chef Emmanuel Trenque, associé pour la circonstance à Nino Pavlenichvili.
 
En ces temps plus que perturbés, c’est avec le travail et le génie inventif de ceux qui lui donnent du souffle que le spectacle vivant pourra perdurer. Alors que des maisons lyriques, et non des moindres, annulent tout simplement leur saison, à Marseille Maurice Xiberras et ses équipes ont décidé de ne pas baisser les bras. Le directeur général nous confiait à l’heure de la première de la Dame de pique qu’il proposera en novembre une Italienne à Alger avec orchestre sur scène, costumes et mise en scène retravaillée par Nicola Berloffa puis, pour les fêtes, une Bohème à orchestration réduite (déjà présentée à Liège) avec une mise en scène revue par Léo Nucci.
 
Michel Egéa

 
(1) www.concertclassic.com/article/une-interview-de-clelia-cafiero-cheffe-dorchestre-une-dame-de-pique-de-chambre-pour-ouvrir

(2) www.concertclassic.com/article/la-dame-de-pique-selon-olivier-py-nice-ghostbuster-sur-les-berges-de-la-lena-compte-rendu
 
 Tchaïkovski : La Dame de pique – Marseille, Opéra, 2 octobre ; prochaines représentations les 7 et 9 octobre 2020 // opera.marseille.fr/programmation/opera/la-dame-de-pique
 
 
Photo © Christian Dresse
 

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