Journal

La Chronique de Jacques Doucelin - Défense et illustration de la mise en scène

L’accueil fort mitigé constaté par l’ensemble des téléspectateurs mélomanes grâce à la retransmission en direct par France 3, réservé à la Mireille de Charles Gounod donnée en ouverture du règne de Nicolas Joel à l’Opéra de Paris, n’a fait que raviver la querelle des anciens et des modernes, qui sévit dans le monde lyrique comme dans tant d’autres domaines. La France est ainsi faite depuis des siècles… De son fief toulousain qu’il occupait depuis une bonne quinzaine d’années, Nicolas Joel a toujours fait figure d’opposant au modernisme provocateur de son prédécesseur à Paris Gerard Mortier.

Porte-étendard des deux camps opposés, ils ont mené une sorte de guerre en dentelle par presse interposée au gré des comptes rendus que suscitait l’esthétique de leurs spectacles respectifs. Madré et taquin, Mortier s’amusait presque à provoquer et faire réagir le public parisien qu’il tient, à en croire ses interviews, pour fondamentalement réactionnaire – ce qui n’est pas si sûr – tandis que Joel, ancien assistant de Strehler et de Chéreau, s’employait au Capitole de Toulouse comme sur les grandes scènes américaines à prêcher d’exemple en signant des mises en scène qu’une certaine intelligentsia parisienne qualifiait immanquablement de réactionnaires.

La nomination de Nicolas Joel pour succéder Gerard Mortier fut considérée non moins immanquablement par les deux camps comme une manière de restauration au grand dam des uns et au grand bonheur des autres. Autant dire que le premier spectacle de l’ère Joel à Paris a été vécu comme un véritable manifeste esthétique. En signant lui-même la mise en scène de Mireille, Joel n’a fait que renforcer cette impression. Comme nous l’indiquons dans la critique, il n’y est pas allé avec le dos de la cuiller ! Le virage est rude : on s’est brutalement retrouvé dans le réalisme poussiéreux de l’Opéra Comique des années 1970 (quand il a fallu le fermer faute de spectateurs…) pour ne pas dire à l’Opéra de Limoges en 1950.

Ça n’est sûrement pas avec des fadaises comme la charrette à guirlandes de fausses fleurs et une absence totale de direction d’acteurs qu’on peut espérer gagner un nouveau public à l’art lyrique si ce n’est celui des maisons de retraite : un tel retour de balancier nous a fait entrapercevoir le degré zéro de la mise en scène. Cela ne saurait justifier bien évidemment les excès des transpositions douteuses qui ont entaché l’ère Mortier. Mais Mireille mérite, sans aller jusqu’à l’actualisation radicale, une mise en perspective qui la rapproche du public d’aujourd’hui au lieu de l’en éloigner. Elle se situe musicalement et moralement entre Carmen et Louise. La parenté est évidente. N’insistons pas et souhaitons que Nicolas Joel ne recommence pas à mettre en péril son autorité et sa réputation de directeur en se mêlant encore d’intendance.

Son faux pas aura du moins eu la vertu de démontrer a contrario le caractère indispensable de la mise en scène depuis que les théâtres lyriques sont devenus des musées beaucoup plus que des lieux de création. Le metteur en scène n’est certes pas un créateur, mais celui qui met les œuvres du passé à l’heure des sensibilités actuelles. Le plus bel exemple nous en est fourni par le fameux Atys de Lully dont la mise en scène de Jean-Marie Villégier eût certes fait hurler la cour du Roi Soleil dont elle est le miroir fidèle, mais qui a fourni au public d’aujourd’hui les clefs pour comprendre ce qui dit l’ouvrage. L’idée de génie fut de comprendre que la mythologie pour les spectateurs d’aujourd’hui, ce ne sont plus les dieux et les nymphes de l’Olympe, mais le Versailles de Louis XIV.

Cette nécessité d’une vraie mise en scène ne concerne pas seulement le répertoire baroque, mais aussi bien celui du XXe siècle, ce que démontrent avec la même éloquence de récentes productions d’oeuvres de Kurt Weill. On a vu ainsi en ouverture de saison au Théâtre des Champs-Elysées deux fruits de sa collaboration avec Brecht, Mahagonny et Les sept Péchés capitaux. Si Jérémie Rhorer et l’Ensemble Modern ont d’emblée trouvé le ton juste, on ne saurait en dire autant de la grande mezzo Angelika Kirchschlager qui a allègrement confondu le style de Weill avec celui de Lehar ou de Richard Strauss… Elisabeth Schwarzkopf n’est pas l’Ange bleu, et vice versa ! La mise en scène de Juliette Deschamps, habillée au magasin de Mama Makeïeff, n’a pas davantage saisi l’esprit cabaret berlinois de ces pièces.

En revanche, la rencontre de la très forte tradition du Berliner Ensemble a merveilleusement résisté à l’esthétique clinique de Bob Wilson qui a fait l’effet d’un électrochoc sur L’Opéra de quat’ sous affiché au Théâtre de la Ville. Le metteur en scène américain s’est mis à l’écoute de l’ouvrage et a su adapter ce qui trop souvent apparaît comme des tics théâtraux. Le résultat est prodigieux : si le Lumpenproletariat cède à une certaine élégance de la pègre, ce n’est pas sans un savoureux décalage qui préserve le ton du cirque et du cabaret. Le résultat est prodigieux : le chef-d’oeuvre est bien revisité, mais jamais dénaturé. Cela nous rappelle la réussite de la revue de Kurt Weill, Le Grand Magasin, Berlin Années 20, présenté cet été au Festival de Saint Céré avant une tournée à travers la France cet hiver.

Oui, la mise en scène peut ne pas être un vain exercice.

Jacques Doucelin

Vous souhaitez réagir à cet article

Les autres chroniques de Jacques Doucelin
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles