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« J’écris mes spectacles comme des partitions » - Une interview de Richard Brunel, metteur en scène

Véritable homme-orchestre, Richard Brunel est sur tous les fronts. A quelques jours de la première mondiale à l'Opéra Comique de Re Orso de Marco Stroppa, dont il assure la mise en scène, cet ancien chanteur et comédien, fou de théâtre et d'opéra, également directeur d'un centre dramatique, a répondu à nos questions avec la vivacité d'esprit qui caractérise son travail.
Il enchaînera immédiatement après avec la prochaine étape de son ambitieux parcours, la réalisation des Noces de Figaro, à Aix-en-Provence, un nouveau rendez-vous très attendu, quatre ans seulement après une Infedelta delusa de Haydn, pour le moins remarquée.
Courte pause en compagnie de Richard Brunel.

Trois ans après Albert Herring de Britten, vous voici de nouveau à l'Opéra Comique pour mettre en scène Re Orso de Marco Stroppa. Quels souvenirs gardiez-vous de cette première invitation ?

Richard Brunel : De très bons souvenirs ; il s'agissait pour moi d'une première et tout s'est extrêmement bien passé. Olivier Mantei et Jérôme Deschamps en ont d'ailleurs profité pour me faire rencontrer à cette époque Marco Stroppa, futur compositeur de Re Orso. Je conservais de cette riche expérience de beaux souvenirs tant en raison de la distribution, que de la complicité que j'avais pu avoir avec Laurence Equilbey qui assurait la direction de l'ouvrage. Je prend pleinement conscience aujourd'hui de l'avantage que cela représente, car nous travaillons dans les meilleures conditions sur ce projet, en symbiose avec l'équipe et le compositeur, ce qui est très précieux : nous gagnons du temps, ce qui nous permet de faire converger les volontés artistiques et le plaisir de chacun, tout en gardant au centre, le sens.

La Salle Favart n'est pas un lieu que le public associe immédiatement à la création contemporaine : pensez-vous que la scène sur laquelle est présentée une œuvre pour la première fois, soit un élément important dans le dispositif créatif ?

R. B. : Oui et plus qu'ailleurs encore, je m'explique : nous avons fait le choix avec le scénographe Bruno de Lavenère, d’utiliser la fosse d'orchestre comme espace de jeu. L'orchestre est à sa place mais le chanteurs sont dans la salle, où il leur suffit de tendre un bras pour toucher le spectateur ; il n'y a qu'ici que ce rapport à l'espace permet une telle proximité et l'on peut jouer avec la profondeur, là où habituellement l'ère de jeu est plus réduite. La chef d'orchestre Susanna Mälkki sera également dans l'espace de jeu, même si la fosse reste occupée, pour accompagner les instrumentistes de l'E.I.C. qui doivent se retrouver sur le plateau, en accord avec ce qui est raconté dans la pièce. Cela n'aurait pas été envisageable dans une autre salle de spectacle.

Re Orso est l'adaptation d'un conte en vers écrit par Arrigo Boito, librettiste et auteur de l'opéra Mefistofele, qui raconte l’histoire d'un roi hanté par la voix invisible d'un ver, qui le conduit vers la folie et le meurtre.

R. B. : Ce n'est pas la voix qui conduit le roi au meurtre, car il a commis des crimes par le passé, tout comme Macbeth ; cette voix est celle du remord, de la conscience, qui viennent le hanter et lui annoncer qu'il sera bientôt rongé par les vers. Il répond qu'il n'a pas peur et coupe le ver en deux, mais celui-ci continue de vivre des deux côtés ! Nous avons souhaité que le ver soit joué par une femme, sorte de voix du peuple, qui vient faire souffrir le roi parce qu'il est l'auteur de méfaits réalisés arbitrairement dans la société qu'il dirige.

Vous a-t-il été facile de passer à la musique contemporaine et à la technicité qui l'entoure, après avoir goûté à celle de Haydn, Britten, Delibes ou de Donizetti ?

R. B. : Je dois dire que mon parcours a très tôt été marqué par des expériences liées au répertoire de notre temps et que je n'ai jamais fait deux fois de suite une oeuvre qui soit proche de celle sur laquelle je venais de travailler. J'essaie de faire des choses variées en terme d'effectif, de langue, de sujet : Glass, Haydn, Britten et Delibes ont peu à voir ensemble et appartiennent à des courants musicaux vraiment éloignés. J'ai donc abordé Re Orso comme quelque chose d'unique et me suis surtout senti très entouré, puisque pour la première fois je peux m'entretenir avec le compositeur et avancer dans la création en même temps que lui. C'est un luxe tout à fait particulier.

A l'image des principes que vous suivez depuis la création de la Compagnie Anonyme en 1993 et du projet artistique que vous avez mis en place à La Comédie de Valence, que vous dirigez depuis 2010, vous avez très vite été associé à la genèse de Re Orso : quel a été votre droit de regard et d'action sur cette œuvre en train de naître, puisqu'il s'agit d'un travail à huit mains avec les librettistes Catherine Ailloud-Nicolas, Giordano Ferrari et Marco Stroppa ?

R. B. : Lorsque nous avons décidé du livret, de son contenu, de la structure que l'ouvrage allait prendre, j'ai proposé à Marco Stroppa un storyboard visuel et dramaturgique très précis, avec lequel il a travaillé. Les étapes de la scénographie lui ont ainsi permis de concevoir la maquette de l'oeuvre, car les images parlent pour chaque tableau, sans pour autant que la mise en scène soit figée. Le projet bénéficie d'une grande cohérence entre le compositeur et moi-même, la chef d'orchestre étant une main supplémentaire qui intervient dans la transcription musicale, car tout n'est pas écrit dans la partition ; dans la scène de « la litanie », seules des voix se font entendre. Marco peut me dire à l'avance ce qu'il imagine musicalement, mais je peux aussi lui demander de resserrer le propos, ou d'accentuer un effet, si je perçois que la traduction scénique manque de force. Dans une scène, le bouffon doit interpréter une chanson et le chanteur n'y parvenant pas, j'ai imaginé qu'il pouvait être secondé par une marionnette et Marco a réfléchi à la ventriloquie : c'est donc très ouvert. Quand il m'a parlé de totems acoustiques à placer sur le plateau, j'ai cherché une solution pour que les enceintes donnent l'impression de sortir du sol comme si elles étaient libérées au moment de la mort du Roi : de cette manière j'ai pu répondre à son désir de spatialisation du son. J’essaie de comprendre ce que Marco cherche en terme de sens et d’utiliser ce qu'il propose pour tisser des liens.

A partir de quand l’œuvre va-t-elle être à proprement parlé terminée ?

R. B. : Il y un an, la partition n’était pas prête du tout, ce qui a obligé la direction de l'Opéra Comique à repousser sa création ! Là, elle est arrivée tard, en mars, les chanteurs l'ont apprise très rapidement, mais nous continuons à apporter des modifications, car Marco a le soucis de la précision. Mais rassurez-vous, tout sera prêt pour la première. L'autre jour pour la scène 6, dite des « Visions du Roi », je trouvais l'exposition trop linéaire et ai demandé à Marco qu'il la reconsidère pour qu'elle gagne en tension : il a travaillé pendant la nuit et est revenu le lendemain en ayant changé les départs, ce qui m'a permis de monter la scène en même temps que lui et je dois dire qu'elle fonctionne très bien.

Pensez-vous qu'il soit indispensable de savoir lire la musique pour être au plus près des interprètes que vous dirigez ?

R. B. : Ecoutez, j'ai chanté, je connais donc un peu la musique. Je ne la lis pas, mais je sais la lire (rires) ; je sais me repérer, suivre la partition et lorsque je ne comprend pas quelque chose, je demande, je suis très direct avec les chefs, ce qui m'aide à avancer. Quand je fais du théâtre, j'écris mes spectacles comme des partitions et j'y vois donc une sorte de cohérence. J'intègre toutes les contraintes des chanteurs, prend toujours en compte leurs personnalités, sans les brusquer, pour tenter de sublimer leurs qualités. Ils ressentent d'ailleurs que le fait de jouer favorise leur chant, car je cherche dans la musique des expressions, des relations, du jeu. La musique est d'abord du jeu.

Peut-on savoir quels sont vos goûts musicaux et quelle place occupait l'art lyrique dans votre vie avant que vous ne soyez appelé à vous y confronter ?

R. B. : La musique occupe une place obsessionnelle, prépondérante dans ma vie ; je passe mon temps à en écouter, de bien des genres, mais particulièrement lyrique, symphonique, de chambre. J'ai d'ailleurs souvent travaillé avec de la musique, car elle fait partie de mon quotidien. Je viens ici en écoutant de la musique, en écoute chez moi...

Comédien, metteur en scène et directeur d'un Centre dramatique national, vous avez très tôt abordé la scène par le théâtre en montant Valle-Inclan, Labiche, Von Horvarth ou Ibsen. Quels sont les signes qui, dans votre manière de travailler au théâtre, laissaient selon vous présager d'un futur passage à l'opéra ?

R. B. : … Le premier spectacle que j'ai réalisé comportait de la musique, puis dans les suivants il y avait toujours un petit orchestre, quelques musiciens, mes acteurs chantaient et même dans Hedda Gabler il y avait un piano qui pouvait être utilisé. Cela vient de mon parcours, j'ai très tôt été incité à regarder du côté de l'art lyrique, ai été engagé à l'Atelier lyrique du Rhin, ai joué dans Béatrice et Bénédicte monté par Pierre Barrat et n'ai cessé de m'abreuver à cette source. N'ayant pas l'ambition de vivre de ma voix, j'ai préféré m'engager dans la mise en scène. Le dispositif « Unité nomade » m'a permis d'aller à Aix en 2005, comme stagiaire observateur et trois ans plus tard je me suis vu proposer mon premier opéra.

Qu'avez-vous retenu de l'enseignement que vous avez reçu de personnalités aussi fortes que Bob Wilson, Krystian Lupa ou Peter Stein avec lesquelles vous avez travaillé ?

R. B. : Beaucoup de choses : le storyboard chez Wilson, la construction de l'oeuvre, avec Stein, l'importance du corps aux côté de Chéreau, la question du monologue intérieur chez Lupa. Ces expériences ont marqué mon travail ; j'ai commencé en 1995 en m'appuyant sur mon instinct, puis ai voulu aller plus loin dans ma formation en développant mon propre langage auprès d'aînés, sans chercher à les imiter. On ne peut pas forcément identifier mon travail aujourd'hui, car j'ai peur que l'on se lasse. J'admire le langage de Wilson tout en ayant conscience de son achèvement, bien qu'il se soit « popularisé », ait découvert le son et les effets sonores. J'ai appris grâce à lui l'espace, l'écoute, le silence, le regard et la lumière.

On retrouve sur cette production de Re Orso, Thierry Thieû Niang artiste associé au collectif que vous avez institué à Valence, par ailleurs collaborateur régulier de Patrice Chéreau. Outre son regard et son apport artistique, en quoi sa présence vous est-elle nécessaire sur ce projet ?

R. B. : J'essaie de composer des équipes pour chaque projet et sur celui-ci j'avais besoin de dessiner des choses dans l’espace, ce qui explique la présence de Thierry, pour affiner certains mouvements. Au cours du spectacle les musiciens doivent quitter la fosse et participer à un banquet-farandole et je ne sais pas encore comment cela va se passer. Je ne me sens pas capable de traiter cette « masse » seul, j'ai besoin de Thierry qui sait faire danser les pierres, trouver la qualité d'un mouvement chez quelqu'un qui pense ne pas savoir bouger. Je l'ai également associé à mon prochain spectacle à Aix, pour s'occuper entre autre, du choeur des Noces de Figaro, une pièce lourde et complexe.

Vous avez dit qu'il fallait « se méfier de l'idée et qu'il fallait toujours lui faire passer l'épreuve du théâtre car une très bonne idée de lecture peut ne pas se retrouver sur scène ». Le pensez-vous toujours ?

R. B. : Bien sur, l'épreuve du plateau est primordiale, elle dit si l'idée est bonne ou pas ; le travail avec les interprètes nous apporte en principe les réponses aux questions. Rien ne sert de plaquer une idée, sur tel ou tel espace, ou personne, si elle n'est pas portée. Je constate fréquemment que si je demande aux chanteurs d'exécuter un geste ou de suivre une indication, ils le font, mais je suis souvent déçu, car ils ne font pas plus que ce que j'avais demandé. En revanche, si je leur propose d'emprunter une direction, qui se situe « par là », tout à coup ils s'autorisent à faire des choses, à se diriger pas exactement où l'on pouvait le penser. J'ai appris cela, indiquer le chemin en laissant la liberté à l'interprète tout en le guidant fermement. Le metteur en scène, selon Peter Brook, « c'est celui qui avance dans le noir en faisant semblant d'y voir » ; c'est merveilleux pour moi.

Après avoir suivi un stage à Aix en 2005, vous étiez donc invité au Festival en 2008 pour réaliser L'infedelta delusa de Haydn, avec Jérémie Rhorer à la baguette, chef que vous retrouverez l'été prochain pour Les Noces de Figaro de Mozart une nouvelle fois à Aix. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce projet que l'on imagine fort motivant ?

R. B. : Jérémie est un « vieux » complice, puisqu'il était déjà à mes côtés sur mon premier opéra à Lyon, Der Jasager du duo Weill/Brecht, du coup la confiance existe depuis tout ce temps. Il aime le théâtre, réagit, rebondit, c'est un plaisir. Cette fois-ci je n'ai pas constitué de storyboard, mais travaillé sur le texte, les personnages, la dramaturgie, étudié les répliques de Beaumarchais et celles conservées par Da Ponte ; le mot « justice » par exemple est beaucoup employé dans Les Noces et pourtant le procès de Figaro n'a lieu qu'en coulisse, ce qui m'a donné envie de le remettre au cœur du 3ème acte. J'ai donc situé la pièce dans un univers d'hommes de loi, de magistrats, le comte rendant la justice dans notre monde d'aujourd'hui. Cette pièce demeure contemporaine, la crise de couple profonde que vivent le comte et la comtesse et à laquelle Figaro et Susanna prennent part, étant une vraie lutte des sexes, qui se termine sur un faux lieto fine. Il y a même du féminisme dans Les Noces, c'est passionnant, c'est du théâtre contre les idées, vous pensez en avoir une et quelques lignes plus loin elle est contredite ; il faut donc chercher plus large. Je voulais enfin que la comtesse soit enceinte, que l'arrivée d'un enfant vienne bouleverser les relations du couple. Puis je suis revenu sur mes pas, et pensé glisser des objets évoquant un enfant à venir, ou pas venu, quand j'ai découvert que Malin Byström était enceinte et qu'elle en serait à son septième mois en juillet ! Au fond il y avait de l'inconscient dramaturgique dans tout cela. Après Les Noces, je créerai Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann à Valence, en novembre 2012, avant une reprise à Lyon en février 2013, et, je l'espère au Comique en 2014 ou 2015.

Mettre en scène, diriger une équipe, imaginer une programmation annuelle autour d'un projet artistique ancré sur un territoire, un lieu et un public, toute ces activités vous permettent-elles encore d'avoir du temps pour vous et si oui, qu'appréciez-vous faire pendant ces moments de répit ?

R. B. : … Je vais me promener à la mer ou à la montage, ou j'écoute de la musique (rires).

Propos recueillis le 2 mai 2012 par François Lesueur

Marco Stroppa : Il Re Orso ( Favola per Musica / livret d’après Arrigo Boito)
Création Mondiale
Paris - Opéra Comique
Les 19, 21 et 22 mai 2012

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Photo : Jean-Louis Fernandez
 

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