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Jean-Baptiste Fonlupt en récital à «Piano au Musée Würth » – Un réinventeur – Compte-rendu

L’industrie et les arts peuvent faire très bon ménage ; l’entreprise allemande Würth (spécialisée dans la quincaillerie industrielle et l’outillage) en offre une belle preuve. A partir de la petite boutique paternelle, Reinhold Würth a bâti en un demi-siècle une multinationale présente dans 80 pays environ. Le capitaine d’industrie se double d’un amateur d’art passionné – et avisé ! – qui s’est constitué une impressionnante collection au fil des ans. Riche de 18 000 œuvres, elle embrasse une période allant la fin du XIXe siècle à nos jours (sans oublier des incursions dans le Moyen Âge) et compte parmi les plus importantes collections privées européennes.

Soucieux d’en faire profiter le public, R. Würth a créé à partir de 1999 plusieurs musées (au Danemark, en France, en Italie, aux Pays-Bas, en Norvège, en Autriche, en Espagne et en Suisse) à proximité des lieux où les filiales du groupe sont implantées – ils sont ouverts gratuitement au personnel de l’entreprise comme aux visiteurs extérieurs. Ainsi le site d’Erstein (à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg) comporte-t-il depuis 2008 son musée ; haut lieu de l’art contemporain dans l’est de la France. En plus des vastes espaces d’exposition (en ce moment occupés par une rétrospective José de Guimarães, le « Miró portugais »), le Musée Würth comprend un bel auditorium de 220 places, salle à caractère polyvalent mais dotée d’une acoustique remarquable –  et équipée de façon permanente d’un très beau Steinway.

Autant dire que la musique trouve naturellement sa place tout au long de l’année (1) dans l’établissement dirigé par Marie-France Bernard, avec pour temps fort, en novembre, le festival « Piano au Musée Würth » dont Olivier Erouart assure depuis l’an dernier la direction artistique. Très variée, de Simon Ghraichy à Jean-François Zygel, Martin Stadtfeld ou Gaspard Thomas –  une valeur montante du jeune piano français –, la programmation 2019 aura témoigné d’une présence accrue de la musique de chambre, avec le Trio Elégiaque ou le Duo Papavrami/Okada par exemple.
Côté piano solo, on a aussi pu profiter d’un récital de Jean-Baptiste Fonlupt (photo) – et avec quel bonheur !  L’ancien élève de Bruno Rigutto et d’Elisso Virsaladze – dont Valérie Gergiev, qui l’avait invité en 2016 au Mariinsky pour le Concerto de Jolivet, comme le Japon, où il vient d’effectuer une tournée, savent les mérites –  est trop rare dans les salles françaises ; sachons gré au Musée Würth de l’avoir convié.
 

Jean-Baptiste Fonlupt © Urban Photographie

Chopin et Liszt : programme romantique on ne peut plus traditionnel. En apparence en tout cas, car Fonlupt fait partie de ces interprètes qui renouvellent de font en comble la perception des partitions les plus rabâchées. Rien chez lui d’un ego se déversant sans vergogne mais, tout au contraire, une sensibilité, une intelligence qui entrent en sympathie avec la musique dans ce qu’elle comporte de plus secret.
D’emblée l’interprète plonge aux tréfonds du Nocturne op. 55 n° 2 : l’option déroute quelques instants, mais captive vite par sa manière de faire vivre et ressortir chaque ligne du texte : tout fait sens, tout est musique ...  Pas moins séduisante, la fameuse Barcarolle, prise dans un tempo allant, est emplie, si l’on peut se permettre l’oxymore, d’un lumineux mystère.

Pour son édition 2019, « Piano au Musée Würth » a choisi le thème de « l’humour en musique ». Chopin et Liszt ne sont pas, convenons-en, le meilleur terrain pour traiter la chose ; Fonlupt a contourné l’obstacle en inscrivant la Polonaise en sol dièse mineur op. posth. (1822) de Frédéric Pichon, anagramme que Chopin, jeune adolescent farceur, aimait utiliser à l’époque où il passait ses vacances d’été à Szafarnia. Elégance, couleurs variées, trilles scintillants : point essentielle dans la production du Polonais, la pièce se mue en un bijou de poésie et de chic sous des doigts inspirés. Ils enlèvent ensuite un bouquet de quatre mazurkas (op. 30 n° 11 / Op. 6 n° 2 / Opus 24 n° 2 / Op. 63 n° 1) avec autant de caractère que de saveur rythmique (puisse Fonlupt s’atteller un jour à une intégrale des Mazurkas en studio !), avant que l’Andante spianato et Grande Polonaise brillante ne se déploie, racé et sans tape-à-l’œil.

Place à Liszt en seconde partie, compositeur particulièrement cher à l’artiste français. Le piano lisztien est orchestre ; celui de Fonlupt aussi comme le démontre une Chapelle de Guillaume Tell  au souffle large. Suit la non moins courue Vallée d’Obermann que le pianiste réinvente et façonne, assumant toute la subjectivité de cette vaste méditation avec plénitude sonore et variété des coloris. L’absence de toute rupture dans le déroulement de la musique frappe autant dans la Deuxième Ballade en si mineur, d’un élan narratif et d’une noblesse exemplaires. Public aux anges, gratifié en bis du Prélude op. 28 n° 13 de Chopin, lyrique et décanté : parfaite conclusion à une grande soirée de piano.

Alain Cochard

(1) Le 8 décembre le Musée Würth sera le cadre d'un hommage à Offenbach :  www.musee-wurth.fr/pec-events/jacques-offenbach-et-ses-proches/
 
Erstein, Auditorium du Musée Würth, 22 novembre 2019
Site du Musée Würth : www.musee-wurth.fr/
 
Photo © Urban Photographie

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