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Hommage - Stockhausen ou la malédiction de Wagner

On a appris la mort du plus grand compositeur allemand d’après-guerre Karlheinz Stockhausen à 79 ans alors que commençait à peine sur Arte la retransmission en direct de La Scala de Milan du Tristan et Isolde de Wagner. Je vois d’ici la moue de grand et éternel enfant contrarié que fut Stockhausen qui toute sa vie a tenté de laver la musique de son pays de tout wagnérisme politique et musical. Un clin d’œil de l’histoire en tout cas ! Car le jeune Karlheinz avait vécu dans sa chair les malheurs de la guerre : orphelin de père, il doit travailler pour faire manger la famille. Il joue du jazz dans des bars en 1945 n’entamant de vraies études musicales que deux ans plus tard à Cologne sa ville natale. Il y a du Gunther Grass chez lui, la jeunesse hitlérienne en moins.

Le jeune compositeur allemand qui débarque à Darmstadt au début des années 50 a le goût du tragique chevillé au cœur. Il y rencontre l’Europe de la musique, Boulez, Berio, Maderna autour de Messiaen qui l’entraîne dans sa classe du Conservatoire de Paris. De là, il jette un coup d’oreille du côté du studio de musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry à la radio. Voilà réunies les deux sources de son art et de la révolution qu’il a voulu imposer à la musique de son pays afin d’en exorciser le passé immédiat : la musique instrumentale la plus exigeante et la plus chargée de poésie, d’une part, et le levier technologique de l’électroacoustique qui conduit des bruits de la nature enregistrés à la spatialisation du son, d’autre part.

Stockhausen, c’est un mixte (Mixtur pour reprendre le titre d’une de ses œuvres célèbres !) de Messiaen et de Pierre Henry avec lequel il partage la paternité de tous les D.J. du monde ! Au reste, ce sont les deux seuls compositeurs de musique classique ou savante que reconnaissent les rockers. Tout cela aboutit d’abord à la création du studio électroacoustique de la radio de Cologne. Au piano, dans la foulée de Messiaen et de Boulez, il livre ses fameux Klavierstücke que révélera notamment le jeune Alfred Brendel. Il est évident que Stockhausen a refusé l’héritage post-romantique de la seconde école de Vienne pour des raisons politiques, conscient qu’il était que le sérialisme découlait directement des miasmes mortifères du prélude de Tristan.

C’est pourquoi il a choisi comme porte de sortie la fuite en avant dans la technologie comme en attestent Gruppen et Le Chant des adolescents. Il ira aussi explorer les musiques extra-européennes avec Inori, grande prière rituelle. Mais au fil des ans et de ses progrès la technique ramènera Stockhausen vers une manière d’autocélébration à l’écoute de l’harmonie des sphères, dans Sirius notamment crée à Paris dans le cadre mystique de la Sainte Chapelle. Il nous confiera dans une interview qu’il se considère comme une sorte d’intercesseur entre le grand tout et notre monde humain. Une forme de panthéisme qui le conduira à embarquer tout un quatuor à cordes dans un hélicoptère planant au dessus de la salle de concert…

Mais son grand œuvre restera l’immense opéra en sept journées titré Licht (Lumière selon le dernier mot prêté à Goethe mourant). C’est en fait, un hommage à la création de l’homme initié en 1977 dont il n’a pas pu entendre l’intégralité d’affilée. C’est que les quatorze heures de La Tétralogie de Richard Wagner y sont largement battues ! Stockhausen n’a pas eu le temps de construire son propre Bayreuth. A moins qu’il n’ait mis une confiance aveugle dans les progrès de la technique pour dilater ou concentrer le temps. Comme dans l’inclassable Saint François d’Assise de son maître Messiaen, il y a dans ces sept opéras de purs joyaux de musique de chambre et vocale, à commencer par ces pages pour clarinette écrites pour son épouse.

Le temps de Stockhausen viendra par la diffusion des enregistrements des différentes pièces de ce puzzle lyrique. Il y travailla trois décennies embusqué dans son bunker à la campagne, naïf comme un « Michel allemand », ou plutôt en paysan marchant la tête dans les étoiles muni d’antennes invisibles. Il maugréait contre la frilosité des directeurs d’opéras et de festivals. Les enfants de la technologie le redécouvriront pour rendre justice à celui qui en un demi siècle réussit à sortir la musique et l’âme allemandes des ambiguïtés où certains s’ingéniaient à la maintenir comme Carl Orff, successivement serviteur du nazisme et du stalinisme. Compatriote d’Adenauer, Karlheinz Stockhausen comprit parmi les premiers que l’Europe constituait la seule porte de sortie honorable pour son pays.

Jacques Doucelin

Photo : DR
 

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