Journal

Hommage à Roland Petit par le Ballet de l’Opéra de Paris – Drôles de dames – Compte-rendu

 

Attention gent masculine : prudence … C’est une soirée …, qui ne vous ressemble pas … En fait, puisant dans le considérable répertoire que l’Opéra de Paris a constitué à partir de l’œuvre de Roland Petit, disparu en 2011, le programme composé ici, outre son caractère extrêmement daté, est surtout marqué par la succession de trois garçonnes, yeux charbonneux,  cheveux noirs et raides ou ultracourts, gambettes en folie, qui, chacune à leur façon, sont fatales au malheureux qui s’est laissé piéger par leur charme : une accrocheuse criminelle, pour Le Rendez vous, une incarnation de la Mort, pour Le Jeune et la Mort, enfin, la fatale séductrice, sans foi ni loi pour Carmen. Et partout, une arme emblématique : la première manie un couteau, pour égorger le malheureux chaland, la seconde déploie une corde, pour pendre le jeune désespéré, la troisième enfin, flirte avec le couteau aussi, mais planté dans son cœur par son amoureux déchiré, que la cruauté de la belle à conduit à cet acte ultime.
 
Aussi fascinant que la personnalité sinistre de ses héroïnes, on s’interroge aussi sur l’attrait ressenti par Roland Petit pour ce type de personnage néfaste, souvent tiré du ruisseau. On se souvient qu’il avait aussi fait un sort au Nana de Zola, qu’incarna la belle danseuse canadienne Karen Kain. Chaussons ou talons aiguille, ses dames perverses ne sont guère flatteuses pour la gent féminine, et décochent au cœur : vengeance de femmes qui sortaient d’un monde d’oppression et dont Zizi Jeanmaire, créatrice inoubliable de Carmen, fut l’emblème, goût du ruisseau, dont sort aussi la douce Esméralda, qu’il campa dans Notre-Dame de Paris ?
 
Bref, un redoutable Boulevard du crime que cet Hommage à Roland Petit, qui permet d’admirer l’inventivité stylistique du chorégraphe, alors dans sa toute jeunesse (pour le Rendez-vous, il avait 21 ans), et libéré des codes traditionnels, de se faire une idée précise de son écriture très dessinée, très secouée, très fracassée, avec des moments d’épure qui impressionnent lorsqu’on songe aux mignardises dont sortait la chorégraphie à l’époque, encore que Lifar l’ait copieusement ragaillardie. Et qui nous parle d’une époque que l’on considère d’un œil d’entomologiste, en admirant la fabuleuse équipe des gloires du temps que Petit réussit à agréger autour de ses projets : Kosma, Picasso, Brassaï, Prévert, Cocteau, Wakhévitch, Clavé. L’ensemble est d’une formidable cohérence et montre un monde gris, à peine sorti de la guerre, et qui ne rêve plus guère. Adieu diadèmes, tulles et amours romantiques: les danseurs labourent un sol nouveau, mais encore bien sauvage.
 
Amandine Albisson (Carmen) et Stépane Bullion (Don José) © Anne Ray - OnP
 
Pour cet univers dans lequel on peine à entrer, donc, car la gestique en semble parfois aux limites du ridicule, pour brillante qu’elle soit  – le pas de deux de Carmen est tout de même une perle noire dont on ne se lasse pas –, il faut des interprètes exceptionnels pour redonner vie à des silhouettes qui nous paraissent bien lointaines : l’Opéra en a aligné quelques-uns, heureusement : à commencer par Alice Renavand (photo), fabuleuse et fatidique apparition de tapin criminel, dans le Rendez-vous. Silhouette découpant l’espace comme peu y parviennent, charisme farouche, on est sous le charme de cette longue dame brune, dont le pauvre, et très beau, Mathieu Ganio (photo), est évidemment la victime. Pendant qu’un chanteur sorti d’un vieux film, Vladimir Kapschuk, égrène les fameuses paroles des enfants qui s’aiment. Un coup d’accordéon, une goualante, et voilà l’après-guerre, comme dans les films de Carné.
 
 Pour le Jeune Homme et la Mort, même si on regrette – heureux ceux qui les ont vus –, la violence bouleversante de Nicolas Le Riche qui en fut le plus grand interprète, sans doute après le lointain créateur Jean Babilée, on doit admettre que Hugo Marchand, de danseur grand, est en train de devenir un grand danseur. Silhouette toujours somptueuse, technique aérienne autant que précise, il montre un visage un visage creusé, comme marqué par une évolution intérieure, qui le rend infiniment plus intéressant qu’auparavant. Quand à Laura Hecquet, elle a tout bon, silhouette, belles pointes, raideur glaciale, port hautain. Mais on aimerait que la mort soit plus sexy : on lui pardonnerait. Comme on aimerait aussi une Carmen érotique, ondulante, plutôt que la grande silhouette vigoureuse d’Amandine Albisson, en Carmen appliquée, face à un Stéphane Bullion graphique et élégant, mais lointain. Des incarnations passent dans les souvenirs, ou puisés dans les albums d’images fameuses, comme cette belle Carmen que campa Eleonora Abbagnato, pourtant pas la plus grande ballerine de l’Opéra, mais avec une violence sensuelle qui donnait toute sa force au rôle. Et c’est d’ailleurs dans ce programme Petit qu’elle fera ses adieux à l’Opéra, le 11 juin.
 
Pour le reste, l’Orchestre Pasdeloup était mené à un train digne du Venusberg par Pierre Dumoussaud, qui faisait là ses débuts à l’Opéra, et donnait à la nostalgique et gentille musique de Kosma des airs d’opéra…Tandis que la Passacaille BWW582 de Bach, orchestrée par le Russe Alexandre Goedicke (1877-1957), nous emmenait si loin du baroque, avec ses mugissements. Au sortir de ce programme conçu avec une belle cohérence, il faut le souligner, on avait le sentiment d’avoir baigné dans un monde devenu étranger à de nos sensibilités, mais qu’il est bon que nous gardions en mémoire, comme un exercice intellectuel.
 
Jacqueline Thuilleux
Hommage à Roland Petit  - Paris, Palais Garnier, le 2 juin 2021 ; prochaines représentations, les 6, 7, 8, 10, 11, 19, 25, 26, 27, 29 juin, 1er, 2,4,5,7 juillet 2021. www.operadeparis.fr
 
Photo © 
Partager par emailImprimer

Derniers articles