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Gregory Kunde à Valence, Barcelone et Bilbao – Le ténor intrépide

A l'heure où tant d'artistes commencent à limiter leurs prestations ou à s'éloigner progressivement de la scène, Gregory Kunde n'en finit pas d'enchaîner les prises de rôles et d'alterner les répertoires avec un acharnement que l’on croyait réservé à la jeune génération. La saison 2015-2016, débutée en fanfare avec Il Trovatore en Galice, Otello à Séville et Roberto Devereux à Bilbao, verra le ténor américain aborder son premier Samson à Valencia, quelques semaines avant d'endosser à 62 ans, un nouveau personnage, celui de Des Grieux dans la Manon Lescaut de Puccini, toujours à Bilbao. Portrait de l'un des derniers géants du lyrique.
 
Dans le sillage de Plácido Domingo, de Leo Nucci et d’Edita Gruberova, vétérans de l'Histoire du chant toujours en activité, se trouve Grégory Kunde, ténor à la longévité vocale exceptionnelle, qui restera dans les annales lyriques pour avoir été le seul interprète capable d'alterner avec la même maîtrise les deux Otello, de Rossini et de Verdi, exploit que personne avant lui n'avait été en mesure de réaliser, tant leurs tessitures et leurs écritures sont opposées. La saison dernière Kunde passait ainsi sans difficulté apparente de l'un à l'autre, de Milan à Peralada, avec une assurance vocale hors du commun, évoluant des cimes du plus pur bel canto au dramatisme le plus flamboyant.
 
Qui aurait pu prédire à cet Américain né à Kankakee (Illinois), le 24 février 1954, une carrière aussi longue et aussi brillante ? Après une formation musicale où il est initié à la direction chorale et à l'étude du chant, à l’Université d'Etat de l'Illinois, le jeune chanteur intègre l'Atelier du Lyric Opera de Chicago qui lui permet d’apprendre le métier en interprétant rapidement de petits rôles sur scène. Ténor lyrique, il fait ses classes dès 1978 en tant que Cassio (Otello), Prunier (La Rondine), Vanya (Katia Kabanova) ou Tybalt (Roméo et Juliette). Doublure d'Alfredo Kraus, invité à se produire dans Werther avec Teresa Berganza, le jeune chanteur assiste à toutes les répétitions et reçoit les précieux conseils, notamment sur de nombreux opéras français, d'un maître généreux et profondément humain qui le marquera à jamais.
 
La décennie suivante verra Kunde faire ses premières armes dans le répertoire romantique français dont il devient un interprète apprécié à partir de ses débuts à New York (dans Manon, Don Giovanni, La Traviata, Rigoletto et La Bohème).
Ce n'est pourtant qu'en 1987, date à laquelle il est programmé dans I Puritani de Bellini à Montréal, que son nom est associé au bel canto. Le rôle d’Arturo lui permet enfin de laisser s'épanouir son timbre, de libérer son aigu qu'il n'avait pas particulièrement développé et de surprendre l'auditoire par son adéquation stylistique. Il accède en peu de temps à la notoriété, acclamé sur la plupart des scènes internationales pour ses prestations belliniennes, donizettiennes et surtout rossiniennes, le ténor profitant de la « Rossini Renaissance ».
 
L'année 1989 marque un nouveau tournant : à la surprise générale Kunde remplace le ténor attendu dans le périlleux Guillaume Tell, au TCE. Cet Arnold héroïque et vertigineusement habité qu'il défend avec courage, est un coup de maître, rendu possible grâce au soutien d'Alberto Zedda, qui ne tarde pas à l'engager à Pesaro dans Semiramide, Armida et Ricciardo e Zoraide. Sur sa lancée le chanteur aborde Les Huguenots à Montpellier (Erato) et découvre avec bonheur la musique de Meyerbeer, dont il met en évidence la filiation avec les opéras belcantistes.
 
Le ciel s'obscurcit pourtant en 1994 lorsqu’il se sait atteint par un cancer ; le ténor en pleine ascension doit faire une pause, avant de réapparaître plusieurs mois plus tard. A l'heure du bilan, sa voix a curieusement gagné en largeur et en puissance, sans que la maladie n'ait affecté l’aigu et la souplesse de l’instrument. Kunde chante à nouveau Donizetti et Bellini, l'opéra français (Lakmé, Louise et Hamlet), avant d'éprouver un nouveau choc en se mesurant au Benvenuto Cellini de Berlioz, en 2002, qu’il interprète brillamment sous la direction de John Eliot Gardiner et enregistre à Paris avec John Nelson (Virgin Classics).
 
2003 marque une autre grande date, lors de mémorables Troyens de Berlioz, toujours avec Gardiner, où toute sa technique belcantiste et ses connaissances musicales sont mises au service d'une œuvre créée en même temps que celles signées Rossini et Donizetti (Châtelet/Opus Arte). Fort de ces succès, Kunde revient à Rossini en abordant enfin Otello à Pesaro en 2007, rôle de baritenore qui tombe alors sans un pli sur sa voix au medium corsé, aux graves fermes et à l'aigu triomphal. Ermione, Zelmira, La Donna del lago confirment son aisance dans des partitions où sa virtuosité transporte et lui assurent une reconnaissance internationale.
La frénésie propre à la fin des années 2000 impressionne, le ténor semblant défier le temps et repousser chaque jour plus loin les limites d'un chant que rien n'arrête. La liste de ses dernières prises de rôles donne le vertige : Poliuto, La Straniera, Il Pirata, mais aussi Alceste, Peter Grimes, La Clemenza di Tito, osant les Vespri siciliani de Verdi en italien et en français, affrontant Il Ballo in maschera avant d'inscrire à son répertoire cet « autre » Otello en 2013, si éloigné du précédent, dans lequel sa science de l'école belcantiste, la richesse de sa ligne, le soin apporté au phrasé et son impressionnant ambitus en font l’un des Maures les plus accomplis tant du point de vue musical que théâtral (Venise/DVD United Classica).
Sans abandonner Rossini qui lui a tant apporté, Kunde se tourne vers des emplois plus lourds tels que L'Africaine, Il Trovatore, La Forza del destino, Cavalleria Rusticana/Pagliacci, Norma, mais également Luisa Miller qu'il chante pour la première à Liège (2015), comme si les années n'avaient pas de prise sur lui.
 
La saison en cours s’avère une fois encore étonnante, puisque Gregory Kunde interprète (du 12 au 23 janvier), Samson et Dalila à Valencia, avec la mezzo Varduhi Abrahamyan (Dalila) et André Heyboer (Grand Sacerdoce), dans une mise en scène du sulfureux Carlus Padrissa, directeur artistique de La Fura dels Baus (en coproduction avec l’Opéra de Rome), une prise de rôle qui fait déjà fait déjà figure d’événement.
 
A Barcelone on attend l’intrépide ténor dans l'Otello de Rossini (en version de concert, les 3 et 6 février, dirigé par Christopher Franklin), après avoir repris celui de Verdi à Séville. A Bilbao (du 20 au 29 février), il abordera un nouveau personnage, celui de Des Grieux dans Manon Lescaut de Puccini, dans une mise en scène de Stefen Medcalf et dirigé par Pedro Halffter (en coproduction avec le Teatro Regio di Parma) auprès de la soprano Ainhoa Arteta (Manon), de Manuel Lanza (Lescaut) et de Stefano Palatchi (Geronte).
 
Le secret de ce musicien hors normes : connaître ses limites, chanter sans forcer des partitions qu'il pense être adaptées à ses moyens, sans oublier de revenir le plus souvent possible à la musique bienfaisante de Rossini qui agit sur ses cordes comme une médecine et pratiquer la direction d'orchestre, un « hobby » auquel il s'adonne de plus en plus et dans lequel le public de Valencia aura le plaisir de le retrouver (le 23 mars) lors d’un concert « Bel Canto », interprété par les chanteurs du Centre Plácido Domingo.
Ses rêves enfin : pouvoir chanter une fois encore Rodolfo, malgré son âge, aborder Calaf et interpréter Werther à Paris (si seulement…). Que ses vœux soient exaucés !
 
François Lesueur

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Saint-Saëns : Samson et Dalila
Valencia - Palau de les Arts Reina Sofía
12, 14, 17, 20 & 23 janvier 2016
www.lesarts.com
 
Concert Bel Canto (avec le chanteurs du Centre Plácido Domingo), dir. G. Kunde
Valencia – Teatre Martín i Soler
www.lesarts.com
 
Rossini : Otello (version de concert)
3, 4, 5, 6 & 7 février 2016
Barcelona - Gran Teatre del Liceu
http://www.liceubarcelona.cat/
 
Puccini : Manon Lescaut
20, 23, 26 et 29 février 2016
Bilbao – Palacio Euskalduna
http://www.abao.org/fr/Op%C3%A9ra.html

Photo © gregorykunde.com
Site officiel de Gregory Kunde : www.gregorykunde.com

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