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Geneviève Joy-Dutilleux (1919-2009) : la Musique généreuse

Avec Geneviève Joy-Dutilleux, une très grande dame de la musique s’est éteinte à l’âge de 90 ans. Epouse d’Henri Dutilleux depuis 1946, elle avait créé sa Sonate pour piano, le 30 avril 1948, à la Société Nationale de Musique. Native de Bernaville, Geneviève Joy avait été formée au Conservatoire de Paris par Yves Nat, Lucette Descaves, Pierre Pasquier, Jean et Noël Gallon. Déchiffreuse tout simplement prodigieuse, elle sera d’ailleurs nommée professeur de déchiffrage au Conservatoire dès 1950, puis, à la fin années 60, y succède à Jacques Février comme professeur de musique de chambre – discipline qu’elle enseignait déjà depuis 1962 à l’Ecole normale.

Sans doute se souvient-on d’abord aujourd’hui d’une formidable pédagogue au propos franc et aux idées claires qui n’avait de cesse de pousser l’élève à vivre totalement la musique. Mais Geneviève Joy fut aussi une merveilleuse concertiste et a créé, outre la Sonate de Dutilleux, des ouvrages de Rivier, Constant ou Barraud. Son activité à la scène s’est beaucoup placée sous le signe du duo avec son amie Jacqueline Robin (Bonneau à l’époque), qu’elle avait connue au Conservatoire (elles avaient joué ensemble dès 1943 une Danse fantastique de Dutilleux - pièce retirée de son catalogue par la suite).

Lancé officiellement en 1945 par un concert à Gaveau, leur duo est demeuré actif pendant de longues années. En 1970, pour son 25ème anniversaire, dix compositeurs écrivirent chacun une œuvre à deux pianos : Darius Milhaud, André Jolivet, Marcel Mihalovici, Daniel-Lesur, Georges Auric, Marius Constant, Pierre Petit, Alain Louvier, Maurice Ohana et, bien sûr, Henri Dutilleux avec Figures de résonances. Jacqueline Robin la discrète et Geneviève Joy l’expansive : deux tempéraments on ne peut plus opposés mais dont le mariage musical a fait des miracles…

L’exercice de la nécrologie paraît bien fade, sinon déplacé lorsqu’il s’agit de rendre hommage à une artiste à ce point synonyme de vitalité et de passion pour la musique. Laissons plutôt la parole à ceux qui, collègues ou anciens élèves, l’ont connue…
Alain Cochard

« Je n’étais pas intime avec elle, mais nous nous croisions souvent au Conservatoire. J’en conserve le souvenir d’une femme d’une grande sérénité, sans parler de l’énorme compétence musicale qui était la sienne - elle était une magnifique pianiste ! Ce qui impressionnait, étant donné sa culture et sa manière de jouer, c’était cette sérénité. Dès qu’on la voyait on se sentait étrangement calme… »
Aldo CICCOLINI

« Je m’incline devant ses qualités de pianiste, de duettiste aussi car on l’a beaucoup entendue en compagnie de Jacqueline Robin (qui s’appelait Bonneau à cette époque). Je conserve un souvenir très précis d’elle : nous étions en même temps au Japon et nous donnions l’un après l’autre des cours d’interprétation chez un grand professeur : Mme Mikimoto. Celle-ci avait organisé un repas pour nous et m’avait dit : « venez à la fin du cours de Geneviève et nous dînerons ensuite. » Je suis donc arrivé à la fin de son cours. Elle était encore en train de faire travailler une Japonaise un peu… « bouchée » dans les Valses nobles et sentimentales. Je m’étais assis dans la salle. Tout à coup elle m’aperçoit et d’une manière dont je me souviendrai toujours me lance : « Viens à mon secours, je ne m’en sors pas ! »
Eric HEIDSIECK

« Geneviève Joy a été mon professeur de musique de chambre au Conservatoire de Paris au début des années 1980. C’était un professeur comme on n’en rencontre plus tellement. J’en garde le souvenir d’un être très vivant, d’une vitalité incroyable, qui aimait la vie et la bonne chère. Ce n’était pas un professeur du genre « à tel endroit tu mets tel doigté », mais quelqu’un de très franc et très direct, qui n’hésitait pas à choquer un peu pour faire « décoller » les élèves. Certains la craignaient un peu – il faut dire que « ça y allait » avec elle -, mais nous nous sommes toujours très bien entendus. Elle se mettait souvent au piano, elle avait un son très plein. Par son enthousiasme, sa générosité et un enseignement qui n’était pas du tout fait de théories, de « il faut faire comme ci et comme ça » elle cherchait à ce que l’élève s’engage vraiment dans la musique. Un conservatoire a parfois un côté éteignoir, mais c’était tout le contraire avec ce professeur vraiment pas conventionnel.»
Vincent COQ (membre du Trio Wanderer)

« Au Conservatoire, j’ai eu la chance de travailler à la fois avec Jacqueline Robin pour le déchiffrage et Geneviève Joy pour la musique de chambre. C’était quelqu’un de très généreux dans son enseignement, elle vivait la musique avec passion. Elle allait toujours droit au but, ne s’encombrait pas de fioritures, ses cours étaient très imagés. Quelle sonorité incroyable elle avait quand elle se mettait au clavier pour donner des exemples ! Je me souviens d’une pianiste japonaise qui avait quelques problèmes avec L’Isle Joyeuse. Ce jour-là le cours de musique de chambre s’est transformé en cour de piano. L’élève en question avait bien du mal à comprendre la structure complexe de la pièce de Debussy. Au bout d’un moment Geneviève Joy s’est mise au piano et a dit: « je n’ai pas joué ça depuis des années mais je vais te montrer quelque exemples ». Et… elle a joué l’œuvre d’un bout à l’autre, d’une façon exceptionnelle ! Toute la classe a applaudi à la fin. Elle n’avait peut-être pas joué L’Isle joyeuse depuis longtemps, mais tout était tellement clair dans son esprit que s’était passé ce qui venait de se passer. Cette clarté de pensée, cette évidence résument tout son enseignement ».
François CHAPLIN

« J’ai rencontré Geneviève Joy par l’intermédiaire d’une amie pianiste. Dire que j’ai « travaillé » avec elle ne serait pas exact. J’ai disons joué régulièrement pour elle, deux trois fois par an sur une période de trois quatre ans. Je retiens d’elle sa gaieté, sa joie de vivre, mais comme beaucoup de gens, sous une apparence très joyeuse, elle cachait sûrement des choses très profondes et très intérieures. En tout cas, beaucoup de joie et d’énergie se dégageaient d’elle. Elle était toujours très positive, même lorsqu’il s’agissait de faire des critiques. Elle ne vous disait jamais que ce que vous faisiez ne lui plaisait pas mais cherchait à ouvrir des voies. Je ressortais toujours avec une pêche d’enfer des moments passés avec elle. Et puis elle avait tellement de choses à raconter, tellement d’anecdotes où il y avait toujours un message, une idée qu’elle voulait faire passer. Je lui ai joué beaucoup d’oeuvres de Bach à Prokofiev ou Rachmaninov ; elle avait des avis très pertinents sur un répertoire très large. S’il y a une chose que je retiens de son enseignement c’est cette formule qui la résume bien : « ne fais pas de chichis ! ». Elle était très proche de la musique, de ce qu’a écrit le compositeur et ne cherchait pas à s’inventer une importance démesurée dans l’interprétation. »
Lise DE LA SALLE

Propos recueillis par Alain Cochard, le 1er décembre 2009

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Photo : DR
 

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