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Elsa Grether et David Lively aux Nuits du Piano / Salle Cortot – Ravel, intensément – Compte-rendu

 

Une petite entorse à la règle pour la série Les Nuits du Piano de la salle Cortot : ce n’est pas avec du piano solo, mais par de la musique de chambre que s'est ouverte la saison organisée par Patrice Moracchini. Qu’importe ; seule compte la musique, qui aura été exemplairement servie d’un bout à l’autre de la soirée. Elsa Grether et David Lively étaient au rendez-vous pour fêter la sortie de leur intégrale de la musique pour violon et piano de Ravel (Aparté).
 

La rentrée discographique déborde de nouveautés, mais cet enregistrement tire néanmoins son épingle du jeu, par l’intelligente construction d’un programme mêlant œuvres originales et transcriptions, parfois totalement inédites au disque, en particulier un très convaincant arrangement de l’Adagio assai du Concerto en sol de la main de Gustave Samazeuilh (1877-1967), sans parler de la richesse du dialogue de deux interprètes qui collaborent régulièrement depuis quelques années. Après un album Prokofiev (Fuga Libera) légitimement acclamé (1), celui consacré à Ravel procure un bonheur d’écoute sans mélange.
 
Ravel est à la fête à Cortot aussi, et plus largement la musique française du XXe siècle puisque la Sonate pour violon et piano de Poulenc ouvre le programme. Du feu, du lyrisme, de la gouaille, de la passion : tous ces ingrédients sont réunis dans ce qui prend l’allure d’un autoportrait du compositeur, tracé avec le chic et l’allant requis.
Place à Ravel. Manière de rêve d’Espagne qui, ici, suggère sans jamais forcer le trait, la Pièce en forme de habanera, mène à la Sonate n° 2 en sol. David Lively joue certes un superbe Steinway, reste qu’il faut être un très grand pianiste pour faire sonner à ce point l’instrument et parvenir à une telle plénitude harmonique. Elsa Grether, dont le jeu a beaucoup gagné en présence et en assurance au fil des ans, fait merveilleusement corps avec la palette sonore de son partenaire. Des graves les plus profonds aux notes les plus élevées, sa sonorité demeure pleine de chair et continûment malléable.
Ravel craignait certaines « libertés » des interprètes, mais il n’est pas interdit de s’engager dans sa musique. Avec quelle intensité – la même que l’on admire dans son enregistrement – le duo restitue-t-il une partition dont le finale, loin de se réduire à un mécaniste mouvement perpétuel, étonne par sa saisissante urgence. Par contraste, celle-ci contribue à mettre en valeur la fluidité et le lyrisme sans surcharge avec lesquels le mouvement lent du Concerto en sol transcrit par Samazeuilh s’offre ensuite à l’oreille.
 

© Patrice Moracchini
 
La force avec laquelle Elsa Grether et David Lively s’emparent du texte musical ne réussit pas moins à la précoce Sonate posthume (1897). Un travail d’élève du Conservatoire de Paris, influencé par Franck et Fauré ? Sans doute, mais la longueur d’archet et le souffle de l’approche métamorphosent littéralement cette pièce en un mouvement et la tournent résolument vers le futur. Le Kaddisch arrangé par Ravel (transcrit pour violon et piano par Lucien Garban) s’ancre quant à lui dans le passé immémoriel d’un peuple ; le duo le restitue avec une prenante et vibrante simplicité, avant de laisser la place en conclusion au fameux Tzigane. Narratif à souhait dans le long solo introductif, l’archet d’Elsa Grether est ensuite rejoint par piano de David Lively dans une étincelante et étourdissante fête des timbres.
Nombreux, le public enthousiaste réclame, et obtient !, trois bis : L’énigme éternelle (la seconde Mélodie hébraïque), le Five O’Clock Foxtrot de L’Enfant et les sortilèges (arrangé par André Asselin ; l’autre transcription inédite du disque), et la fin de l’Adagio du Concerto en sol.
 
Ouverture en beauté pour la saison des Nuits du Piano ; elle se poursuivra avec Pavel Kolesnikov (21 oct.), Anna Tsybuleva (13 déc.), Lukas Geniusas (8 fév.) et Vittorio Forte (14 avr.). Quant à Elsa Grether, c’est à la Philharmonie de Berlin qu’on la retrouve, le 19 novembre prochain (2), pour un hommage à César Franck, au côté du pianiste Mathias Weber qui jouera un Erard ayant appartenu au compositeur.

 

Alain Cochard

(1) www.concertclassic.com/article/elsa-grether-au-disque-et-en-concert-sous-le-signe-de-prokofiev
(2) elsagrether.com/concerts/
 
Paris, Salle Cortot, 28 septembre 2022 // Les Nuits du Piano : paris.lesnuitsdupiano.fr/
 
Photo © Patrice Moracchini

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