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Doublé Kylian/Timulak par le Ballet de l’Opéra de Lyon – Leçons de Ténèbres – Compte-rendu

 
Voilà donc, avec 14’20’’ et le célèbre Gods and Dogs (photo), le maître Kylian célébré par le Ballet de l’Opéra de Lyon, qui a déjà treize autres ballets de lui à son répertoire, et cette fois complété de Darkness-Light-Darkness, une pièce créée dans son sillage par Lukas Timulak, chorégraphe slovaque qui se veut son disciple, et l’a suivi de près comme danseur au Nederlands Dans Theater, tout en travaillant aux Ballets de Monte Carlo. Après les pirouettes, est venue pour Timulak l’heure de la création, qu’il diffuse dans de nombreuses compagnies mondiales, de São Paulo à Stockholm.
 

Darkness © Agathe Poupeney
 
Ce qui frappe, dans ce programme d’une grande unité de ton, c’est sa tristesse. On sait qu’elle est inhérente à l’œuvre de Kylian, bien qu’il ait donné au répertoire classique son ballet le plus drôle, Symphony in D (tout arrive), et surtout l’absence de lecture au premier degré. Ces trois pièces dont celle de Timulak, proche de l’univers de Kylian, se déroulent dans des clairs obscurs, voire des crépuscules sur des fonds rayés ou grillagés. Ambiance tendue, distanciation puis rapprochement des corps sans que la raison en apparaisse vraiment, portés complexes, souvent magnifiques et ô combien difficiles, mais dont on ne saisit pas la logique, même si on est sensible à leur beauté et surtout à l’excellence des danseurs.
 
Ceux-ci semblent porteurs d’un message que nous ne pénétrons pas, sauf si nous avons médité le texte explicatif avec la profondeur que requièrent un Spinoza ou un Kierkegaard : fragmentation du temps en gestes saccadés, frontière entre normalité et folie pour Kylian,  articulation entre le visible et l’invisible (!) pour Timulak. Le tout d’une incontestable élégance, d’une parfaite fluidité, notamment pour le duo Yan Leiva-Elsa Montguillot de Mirman dans 14’20’’ de Kylian, (rien de cabalistique dans le titre, juste la durée de la pièce…) où le tapis de sol finit par les envelopper comme un linceul.
On admire la qualité des mouvements, on subit sans trop de peine les musiques de Hardin (alias Moondog), Bertelmann et Haubrich, adoucies quand Kylian s’empare de deux thèmes mahlériens, on plie le genou devant la hauteur du propos, mais on n’est jamais ému.
 

Gods and Dogs © Agathe Poupeney
 
Et en bonus, on a le plaisir d’un échange avec un jeune couple voisin, venu découvrir les joies de la danse et de la salle, pour la première fois de leur vie :
 
Nous : la salle, pour vous, c’est une première ?
Eux : nous sommes ahuris, pour nous une salle d’opéra c’était un lieu un peu festif, en tout cas différent du quotidien. Ici c’est comme le métro.
Nous : avez-vous été touchés par le spectacle?
Eux : euh, nous n’avons rien compris.
Nous : mais avez-vous trouvé cela beau ?
Eux : ils font de très jolis mouvements, ils sont très souples, mais pourquoi ?
Nous : avez-vous perçu les intentions des chorégraphes ?
Eux : non, ça ne raconte rien, et c’est déprimant. Il faudra que nous allions voir un vrai ballet …
 
Après cet échange aussi instructif que sincère, on se dit que la danse contemporaine, sauf lorsqu’elle tourne au jeu vidéo pour ados comme chez Crystal Pite, ou aux provocations imbéciles des jeunes chorégraphes libertaires et populistes, sans parler des délires gymniques du facétieux hip hop et dérivés, est assurément l’art le plus élitiste qui soit, lorsqu’on n’a pas été nourri de sa lente émergence au cours du XXe siècle. Décidément, seul Béjart, avec son Ballet du XXe siècle, a su parler à tout un chacun et non seulement à une caste branchée. On attend toujours le Ballet du XXIe siècle…
 
Jacqueline Thuilleux

Opéra de Lyon, le 1er février 2022 ; prochaines représentations, le 4, 5 et 6 février 2022. www.opera-lyon.com
 
Photo © Agathe Poupeney

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